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Anne Savage : l’« impensé »
d’une collection

Un projet conçu par Katrie Chagnon, conservatrice de recherche Max Stern à la Galerie Leonard & Bina Ellen (2015-2018), et Elisabeth Otto, doctorante en histoire de l’art à l’Université de Montréal

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À mi-chemin entre l’exposition virtuelle et la publication web, le projet Anne Savage : L’« impensé » d’une collection s’articule à partir du volumineux corpus d’œuvres de l’artiste et pédagogue canadienne Anne Savage (1896-1971) qui est conservé dans la collection permanente de la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia. Ce corpus, constitué essentiellement d’esquisses, de dessins et de panneaux peints acquis par dons successifs de 1963 à 2001, représente à la fois l’ensemble monographique le plus substantiel de cette collection et le plus grand nombre d’œuvres de cette artiste possédées par une même institution. Or, bien qu’il ait été exposé à plusieurs reprises à l’Université Concordia depuis la fin des années 1960, ce corpus demeure largement « impensé », au sens où il n’a pas encore véritablement fait l’objet d’un examen critique approfondi permettant d’en saisir les implications complexes sur les plans sociohistorique, culturel et politique, notamment. Jusqu’à présent, en effet, l’œuvre de Savage a surtout été célébrée en tant qu’héritage de la Faculté des beaux-arts, en raison de l’influence marquée que son enseignement a eue sur deux de ses membres fondateurs, Leah Sherman et Alfred Pinsky. En contrepoint de cette tendance célébratoire, la Galerie Ellen a dès 2003 orienté ses recherches vers l’art contemporain et le commissariat critique, laissant ce corpus en état de « latence » pendant de nombreuses années. Le présent projet entend ainsi renouveler l’intérêt pour le travail d’Anne Savage en le problématisant à la lumière des enjeux actuels de l’histoire de l’art, auxquels font écho les préoccupations critiques de la Galerie.

Pour élaborer ce projet, nous avons parcouru les quelque huit cents œuvres de Savage contenues dans la collection et avons consulté ses archives, également conservées à Concordia. De ces deux fonds, principalement, nous avons extrait une sélection d’œuvres et de documents hétérogènes, que nous avons réexaminés sous différents angles afin d’éclairer comment sa pratique de femme artiste et d’éducatrice interfère avec des structures discursives et des formations sociales, culturelles et idéologiques propres à son époque, telles que le colonialisme, le nationalisme et la professionnalisation artistique. Privilégiant des approches méthodologiques féministes et décoloniales, combinées à un travail historiographique ainsi qu’à des analyses formelles, cette relecture partielle de l’œuvre d’Anne Savage se concentre sur certains éléments clés de son parcours professionnel et artistique qui permettent de souligner sa position ambiguë dans un réseau complexe de relations, de discours et d’institutions.

L’étude se divise en quatre parties ciblant les quatre principaux modes d’intervention déployés par l’artiste-pédagogue durant sa carrière, soit : DÉPEINDRE, VOYAGER, IMAGINER et TRANSMETTRE. Chaque section comprend, d’un côté, un court essai analytique et, de l’autre, un ensemble de contenus visuels, textuels et sonores associés, les deux parties pouvant être consultées simultanément, au fil de la lecture, ou de façon indépendante en utilisant les diverses fonctions de navigation et de défilement proposées. Sans prétendre à l’exhaustivité ni emprunter une forme trop érudite convenant difficilement à une plateforme web, Anne Savage : L’« impensé » d’une collection se veut un outil réflexif et pédagogique dont l’objectif principal est d’inscrire l’œuvre de l’artiste dans une perspective contemporaine afin d’élargir les connaissances à son sujet et, nous l’espérons, d’encourager de nouvelles recherches.

Conceptualisation, recherche et rédaction :
Katrie Chagnon / Elisabeth Otto

Assistance à la recherche :
Claire Embree-Lalonde

Traduction :
Simon Brown (anglais) / Catherine Barnabé (français)

Révision (anglais) :
Edwin Janzen

Conception graphique :
Karine Cossette

Programmation :
Croustille

Crédits photographiques :
Archives de l’Université Concordia, Denis Farley, Paul Litherland, Paul Smith, Musée des beaux-arts du Canada, Musée des beaux-arts de l’Ontario

Nous tenons également à remercier, pour leur précieuse collaboration : Janice Anderson, Kristina Huneault et le Réseau d’études sur l’histoire des artistes canadiennes, Edward B. Claxton, représentant de la Succession Anne Savage, Cyndie Campbell, Charles C. Hill et Jacqueline Warren du Musée des beaux-arts du Canada, ainsi que Caroline Sigouin, technicienne à la Gestion des documents et des archives de l’Université Concordia.

Les oeuvres et documents d'archives présentés sur ce site web sont reproduits avec l'aimable permission de la Succession Anne Savage.

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1.Dépeindre

Poser un regard actuel sur le corpus d’Anne Savage conservé par la Galerie Leonard & Bina Ellen implique, inévitablement, d’interroger certaines constructions historiographiques ayant contribué à la quasi-mythification de cette figure d’artiste-pédagogue à l’Université Concordia. Parmi ces constructions, fondées sur des anecdotes biographiques et nourries par le discours même de l’artiste, l’une des plus persistantes concerne la relation intime, voire sacrée, que cette dernière entretenait avec les espaces naturels qu’elle peignait : ce que Leah Sherman a décrit comme « son amour romantique et spirituel du paysage11    Leah Sherman, « Anne Savage, 1896-1971 », dans Anne Savage, Montréal, Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, 2002, p. 7. » [1]. Comme l’a bien montré Alena Buis dans son essai « “A Story of Struggle and Splendid Courage” : Anne Savage’s CBC Broadcasts of The Development of Art in Canada », en s’appuyant sur les analyses de Catherine M. Soussloff22    Catherine M. Soussloff, « The Artist in the Text : Rhetorics in the Myth of the Artist », dans The Absolute Artist : The Historiography of a Concept, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997, p. 138-158., ce topos de l’artiste en communion avec la nature infusait déjà la pensée esthétique de Savage dans les années 1920-1930 et participait, à l’époque, au renforcement d’une mythologie nationaliste ancrée dans la représentation du paysage canadien33    Alena Buis, « “A Story of Struggle and Splendid Courage” : Anne Savage’s CBC Broadcasts of The Development of Art in Canada », dans Rethinking Professionalism : Women and Art in Canada, 1850-1970, sous la direction de Kristina Huneault et Janice Anderson, Montréal et Kingston, McGill-Queens University Press, 2012, p. 116-117.. Bien qu’elle se distingue de l’image héroïque du peintre paysagiste qu’incarnait le Groupe des Sept dans le récit « officiel » de l’art canadien, la figure construite par la littérature critique, biographique et historique sur Anne Savage exprime une vision autrement romantique du rapport de l’artiste à la nature qui mérite aujourd’hui d’être réexaminée [2].

Ce réexamen s’inscrit dans la foulée des études récentes qui ont remis en question l’opposition idéologique et genrée, forgée par les discours sur la peinture des années 1920 et 1930 au Canada, entre le Groupe des Sept et le Groupe de Beaver Hall44    Je pense en particulier ici au travail de réévaluation de l’histoire du Groupe de Beaver Hall qu’ont effectué Jacques Des Rochers et Brian Foss avec l’exposition Une modernité des années 1920 à Montréal, présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 2015. La publication savante accompagnant cette exposition renferme plusieurs études éclairantes qui repositionnent le Groupe de Beaver Hall par rapport au Groupe des Sept et qui revisitent, par la même occasion, certains discours (modernistes et féministes, notamment) associés à ceux-ci. Jacques Des Rochers et Brian Foss (dir.), Une Modernité des années 1920. Le Groupe de Beaver Hall, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2015.. Pendant longtemps, en effet, l’histoire de l’art a opposé de façon dichotomique l’esthétique virile du groupe torontois, centrée sur l’idée d’une nature sauvage et inhabitée, à celle, « humanisée », individualisée et par le fait même, féminisée, du groupe montréalais dont Savage faisait partie55    Voir Kristina Huneault, « “Aussi bien que des hommes” : le Groupe de Beaver Hall au prisme du genre », dans Une Modernité des années 1920, op. cit., p. 263-292. [3-4]. Perçue par plusieurs historiennes de l’art féministes comme une alternative au « machisme de “coureur des bois” associé au Groupe des Sept66    Ibid., p. 282. », l’approche du monde vivant préconisée par Savage et ses consœurs de Montréal (dont Mabel Lockerby, Mabel May, Kathleen Morris et Sarah Robertson) a inversement contribué à nourrir l’imaginaire idyllique de la campagne québécoise, au point d’être assimilée, parfois, à une forme nostalgique de régionalisme77    Sur la question du régionalisme, voir Esther Trépanier, « Le Groupe de Beaver Hall : une modernité montréalaise », dans Une Modernité des années 1920, op. cit., p. 162-181. [5].

Le portrait d’Anne Savage que brosse Joyce Millar dans son article de 1992 sur les femmes du Beaver Hall traduit bien cette conception : Savage y est dépeinte comme une artiste « en phase avec sa propre région [qui] utilisait les collines ondoyantes et valons du paysage québécois pour accentuer les qualités décoratives de son art88    Joyce Millar, « The Beaver Hall Group : Painting in Montreal, 1920-1940 », Woman’s Art Journal, vol. 13, no 1 (printemps-été 1992), p. 5 [traduction libre].. » Bien qu’elle ait été très influencée par A.Y. Jackson, écrit Millar, « ses paysages ne reflètent pas les images désertes et ouvertement nationalistes du Groupe des Sept, mais plutôt un lyrisme joyeux de couleurs et de formes, une terre en harmonie avec ses habitants99    Ibid. [traduction libre]. » [6-11]. Dans cette lecture somme toute très conventionnelle de la peinture de Savage1010    Elle fait notamment écho au texte du catalogue de la rétrospective d’Anne Savage au Musée des beaux-arts de Montréal en 1979. Janet Braide, Anne Savage : sa vision de la beauté, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1979., l’expression harmonieuse de la vie rurale par des objets empreints de présence humaine comme des maisons de ferme, des instruments de labour et de modestes embarcations de pêche [12], est donc célébrée en tant qu’antithèse d’une attitude conquérante (implicitement masculine) envers la nature1111    Voir encore : Evelyn Walters, The Women of the Beaver Hall, Toronto, Dundurn Press, 2005, p. 16.. Un tel discours n’est certes pas sans fondement, mais on peut se demander s’il ne conduit pas, paradoxalement, à la formation d’un contre-mythe ayant pour effet d’oblitérer la complexité du corpus étudié, ainsi que ses contradictions et tensions internes.

À cet égard, l’intérêt des nombreux carnets de dessins, esquisses et pochades qui se trouvent dans la collection de l’Université Concordia est d’abord de révéler l’hétérogénéité de l’art d’Anne Savage, qui se traduit par une diversité de thèmes et de motifs liés de près ou de loin au paysage rural [13]. De par leur statut d’œuvres préparatoires, ces travaux nous renseignent également sur le processus de création de l’artiste et sur sa méthode de composition très étudiée, dont le schématisme se démarque clairement d’une démarche picturale de type réaliste ou purement documentaire [14]. Ce corpus nous incite, par le fait même, à porter attention aux conditions particulières – tant personnelles que matérielles et sociales – dans lesquelles Savage pratiquait son activité artistique. Comme l’ont noté plusieurs commentatrices, la situation familiale de l’artiste et sa double vocation professionnelle ont grandement influencé sa démarche, déterminant aussi bien ses sujets de prédilection que les formats de ses œuvres et leurs modes d’exécution.

Issue d’une famille bourgeoise de la fin de l’époque victorienne, Savage a eu accès à une carrière artistique, qu’elle a choisi de partager entre la pratique picturale et l’enseignement des arts. Selon ses biographes, ce partage professionnel s’est aussi traduit par un partage temporel qui a eu des effets considérables sur son œuvre et la réception de celle-ci : tandis que l’année scolaire était principalement consacrée à son travail d’enseignante, sa production artistique plus intensive se trouvait concentrée durant l’été, période également dédiée aux vacances. Un lien intime s’est ainsi créé entre sa peinture, pratiquée en plein air, et les lieux de villégiature familiaux qu’elle fréquentait : en particulier, son chalet situé au Lac Wonish, dans les Laurentides [15], et le village maritime de Métis-sur-Mer, au Bas-Saint-Laurent, où, enfant, elle avait souvent passé ses vacances estivales et où elle avait toujours de la parenté [16-17]. Soulignant à la fois son privilège de classe et son professionnalisme – qui lui garantissait une certaine indépendance financière, typique de la « femme nouvelle » du début du 20e siècle1212    K. Huneault, « “Aussi bien que des hommes” », op. cit., p. 265-271. –, cette réalité de « peintre vacancière » a par ailleurs été invoquée pour justifier le manque de continuité dans sa peinture, mais surtout pour expliquer la prédominance des dessins, des pochades et des petits panneaux à l’huile au sein de son corpus concordien1313    Leah Sherman, « Anne Savage : A Study of Her Development as an Artist/Teacher in the Canadian Art World, 1925-1950 », dans Histories of Art and Design Education, sous la direction de David Thisetlewood, Londres, Longman Group UK, 1992, p. 145-146.. Aux dires de Leah Sherman, en effet, ces supports semblaient convenir davantage que les toiles de plus grands formats aux limites pragmatiques de son travail, tout en leur assurant une spontanéité et une authenticité en accord avec sa vision romantique du paysage1414    Ibid..

Or, en réétudiant les carnets, les panneaux et les autres œuvres d’Anne Savage qui font partie de la collection de la Galerie, ce qui ressort avant tout est la rigueur et l’assiduité avec laquelle cette dernière menait sa recherche esthétique : explorant des palettes de couleurs spécifiques et reprenant souvent les mêmes motifs (arbres, rochers, forêts, lacs, collines, tournesols, bâtiments, animaux, etc.), organisés en différents plans selon des schémas de composition récurrents, son travail témoigne davantage d’un souci de construction et d’un traitement formel de la surface que d’une représentation spontanée du paysage [18-21]. De même, les documents conservés dans le fonds d’archives Anne Savage et au centre de documentation du Réseau d’étude sur l’histoire des artistes canadiennes (Canadian Women Artists History Initiative), tous deux situés à l’Université Concordia, démontrent son engagement entier et continu dans la vie artistique de sa période. Autant que son occupation de pédagogue, ses expositions régulières, ses ventes d’œuvres conséquentes et son adhésion à d’importantes associations d’artistes (le Groupe de Beaver Hall, mais aussi le Groupe des peintres canadiens et la Société des Arts de Montréal) réfutent définitivement l’image de la demoiselle de bonne famille qui peignait, pour le plaisir, les beautés de la campagne québécoise1515    K. Huneault, « “Aussi bien que des hommes” », op. cit., p. 269..

­— KC

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2.Voyager

Bien qu’elle n’ait pas été aussi mobile que d’autres artistes de sa génération, Anne Savage a effectué quelques voyages marquants au cours de sa carrière et a participé, ce faisant, à l’émergence d’une nouvelle forme de tourisme culturel au Canada11    Sur les rapports entre l’art et le tourisme au début du 20e siècle au Canada, voir en particulier les travaux de Lynda Jessup : « Artists, Railways, the State, and “The Business of Becoming a Nation” », thèse de doctorat, Toronto, Université de Toronto, 1992 ; « The Group of Seven and the Tourist Landscape in Western Canada, or The More Things Change… », Journal of Canadian Studies / Revue d’études canadiennes, vol. 37, no 1 (printemps 2002), p. 144-179 ; « Marius Barbeau and Early Ethnographic Cinema », dans Around and About Marius Barbeau : Modelling Twentieth-Century Culture, sous la direction de Lynda Jessup, Andrew Nurse et Gordon E. Smith, Gatineau, Museum of Civilization Corporation, 2008, p. 269-304. Tiré du même ouvrage, voir le texte de Sandra Dyck, « “A Playground for Tourists from the East” : Marius Barbeau and Canadian Artists in Gitxsan Territory », dans Around and About Marius Barbeau, op. cit., p. 305-348.. Après avoir séjourné à Minneapolis au tournant des années 1920, où elle a étudié l’art commercial à la Minneapolis School of Design, elle s’est rendue en Europe à l’été 1924 afin d’explorer des villes françaises et anglaises comme Concarneau, Quimper et Oxford, dont elle a produit de nombreuses vues urbaines et architecturales [1-2]. Dans les années et décennies suivantes, elle a voyagé à trois reprises vers l’Ouest canadien – la première fois en tant qu’artiste, les deux suivantes en tant qu’éducatrice –, bénéficiant du développement contemporain de l’industrie ferroviaire et des liens noués entre celle-ci et les institutions artistiques nationales. En 1927, à l’invitation du Musée des beaux-arts du Canada et de l’anthropologue, ethnologue et folkloriste québécois Marius Barbeau, elle a d’abord accompagné son amie sculpteure Florence Wyle à la rivière Skeena en Colombie-Britannique, avec pour mission de documenter visuellement la culture autochtone de cette région en vue de sa préservation et, par le fait même, de sa promotion [3]. Elle est ensuite retournée dans l’Ouest à l’été 1937, pour donner des cours d’éducation artistique à Edmonton et à Calgary, puis à nouveau en 1949, pour enseigner à la Banff School of Fine Arts22    Anne McDougall, Anne Savage : The Story of a Canadian Painter, Montréal, Harvest House, 1974, p. 40, 72-81 ; Barbara Meadowsworth, « Anne Savage », essai accompagnant l’exposition rétrospective Anne Savage à la Galerie Walter Klinkhoff, 1992, consulté le 20 octobre 2018, https://www.klinkhoff.ca/fr//artists/25-anne-savage%2C-a.r.c.a./Klinkhoff..

De ces différents voyages, Savage a rapporté de nombreux dessins représentant les paysages parcourus et les lieux visités, dont certains ont servi, par la suite, à réaliser des tableaux de plus grands formats, ainsi qu’à nourrir son imagerie de façon générale. Les carnets de croquis que possède la Galerie sont à ce titre intéressants puisqu’ils permettent non seulement de retracer ses principaux déplacements à l’extérieur du Québec, contenant des images de sa tournée européenne de 1924 aussi bien que de ses traversées ultérieures du territoire canadien [4-5], mais aussi d’observer les stratégies de documentation visuelle élaborées dans ce contexte de mobilité et de questionner l’approche esthétique – et, à certains égards, ethnographique – que ces stratégies mettent en œuvre. Dans cette optique, il convient de nous pencher plus spécialement sur la production visuelle issue des voyages que l’artiste a faits dans l’Ouest canadien, en particulier celui de 1927, qui soulève des enjeux historico-politiques complexes du point de vue de l’histoire de l’art décoloniale récente.

Le voyage de Savage et Wyle dans la vallée de la Skeena, en territoire gitxsan33    Situé au nord-ouest de la Colombie-Britannique, le territoire gitxsan (appelé Lax Yip) est habité par les Gitxsan.e.s (ou Gitksan.e.s), Première Nation dont le nom signifie « peuple de la brume de rivière » et qui comprend plusieurs communautés établies le long de la rivière Skeena, dont celles d’Hazelton, Kispiox, Glen Vowell, Kitwanga, Kitwancool et Kitsegukla. Ce peuple partage aussi certaines parties de son territoire avec d’autres Premières Nations, dont les Nisga’a, les Tahltan et les Tsimshian, avec lesquelles il pratiquait le troc du saumon. De tradition matrilinéaire, la nation gitxsane s’organise en différents clans ou lignées qui assurent le contrôle et la transmission héréditaire des terres et des territoires de pêche. Sa culture ancestrale s’articule autour de la langue (un dialecte de la langue nass-gitxane appartenant à la famille linguistique tsimshienne), ainsi que des arts traditionnels comme le tissage de couvertures chilkats, la fabrication de cuillères en cornes de mouflon et l’érection de totems en guise de monuments commémoratifs. Datant essentiellement de la seconde moitié du 19e siècle, l’histoire coloniale du peuple gitxsan est marquée par des conflits territoriaux et des politiques d’acculturation imposées par le gouvernement fédéral. Pour plus de détails, voir : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/gitksans et http://www.gitxsan.com/, s’inscrivait de fait dans un ambitieux projet ethno-artistique piloté par Marius Barbeau et soutenu par diverses instances gouvernementales fédérales, pour lesquelles l’art a servi à la fois à construire une identité nationale moderne, à promouvoir l’industrie touristique naissante et à renforcer une vision colonialiste des peuples autochtones. Outre le Musée des beaux-arts du Canada, institution à laquelle Barbeau était affilié, et son directeur de l’époque, Eric Brown, le ministère des Affaires indiennes, les parcs nationaux du Canada et les compagnies de chemins de fer Canadien National (CN) et Canadien Pacifique (CFCP) étaient mêlés à ce projet44    Pour une analyse approfondie des liens entre ces divers acteurs et instances étatiques, voir : Leslie Dawn, National Vision, National Blindness : Canadian Art and Identities in the 1920s, Vancouver, UBC Press, 2006, p. 118 ; S. Dyck, « “A Playground for Tourists from the East” », op. cit., p. 305-306 ; et Charles C. Hill, « Généalogie de l’art canadien : l’exposition sur l’art autochtone et moderne de la côte ouest du Canada en 1927 », dans Emily Carr : nouvelles perspectives sur une légende canadienne, sous la direction de Charles C. Hill, Johanne Lamoureux et Ian M. Thom, Ottawa et Vancouver, Musée des beaux-arts du Canada / Vancouver Art Gallery / Douglas & McIntyre, 2006, p. 93-121.. Aussi est-ce pour accomplir son vaste programme, qui comprenait entre autres la préservation in situ des mâts totémiques et l’établissement d’un parc national en territoire gitxsan, que Barbeau et ses collaborateurs ont mis les artistes à contribution. Avec le soutien du Canadien National et de John Murray Gibbon, agent de publicité au Canadien Pacifique et « grand promoteur du tourisme culturel55    C. C. Hill, « Généalogie de l’art canadien », op. cit., p. 98. », il leur obtenait des laissez-passer gratuits vers les régions « sauvages » de l’Alberta et de la Colombie-Britannique « en échange de la création d’images commercialisables66    S. Dyck, « “A Playground for Tourists from the East” », op. cit., p. 306 [traduction libre]. » mises au service des intérêts nationalistes et économiques des différents acteurs impliqués.

De 1922 à 1924, Barbeau développa une première collaboration en ce sens avec le peintre américain W. Langdon Kihn, qui réalisa de nombreux portraits de membres des Premières Nations Stoney et Gitxsan, dont les détails ethnographiques (costumes, etc.) et la présence « contemporaine » contredisaient en partie le discours de la disparition raciale alors défendu sur la base d’une conception essentialiste et imaginaire de l’« Indien »77    Telle est la thèse défendue par Leslie Dawn dans National Vision, National Blindness, op. cit.. Par après, l’ethnologue rallia à son projet six autres artistes établi.e.s au Canada, qui ramenèrent de leurs voyages des représentations soi-disant plus « pittoresques88    Cette expression est empruntée au titre du chapitre huit du livre de Dawn : « Representing and Repossessing the Picturesque Skeena Valley ». » des contrées autochtones de l’Ouest : A.Y. Jackson et Edwin Holgate en 1926 ; Anne Savage et Florence Wyle en 1927 ; puis George Pepper et Pegi Nicol MacLeod en 1928. À l’exception de Pepper, des œuvres de tou.te.s ces artistes – et d’autres comme Emily Carr – ont été présentées dans l’Exhibition of Canadian West Coast Art: Native and Modern, une manifestation d’importance organisée en 1927 par Barbeau au Musée des beaux-arts du Canada qui juxtaposait, de façon novatrice quoique très discutable, de l’art canadien autochtone (native) et non autochtone (modern)99    Marius Barbeau, Exhibition of Canadian West Coast Art : Native and Modern, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1927. Plusieurs études ont mis en évidence les problèmes et les contradictions de cette exposition. Outre celles de Leslie Dawn, Sandra Dyck, Charles C. Hill et Lynda Jessup, citées précédemment, voir : Ann Katherine Morrison, « Canadian Art and Cultural Appropriation: Emily Carr and the 1927 Exhibition of West Coast Art : Native and Modern », mémoire de maîtrise, Vancouver, Université de la Colombie-Britannique, 1991 ; et Marcia Crosby, « T’emlax’am : An Ada’ox », dans The Group of Seven in Western Canada, sous la direction de Catherine M. Mastin, Toronto et Calgary, Key Porter / Glenbow Museum, 2002, p. 89-112. [6-7].

Certaines de ces œuvres ont également été reproduites dans le livre qu’il publia l’année suivante, The Downfall of Temlaham (1928), un recueil de contes et d’histoires orales gitxsans collectés sur le terrain et librement réinterprétés reconstruisant le récit de la « chute » des nations de Temlaham, « jardin d’Eden indigène des bords de la Skeena1010    Barbeau, The Downfall of Temlaham, Toronto, Macmillan, 1928, p. vi [traduction libre]. » ruiné au contact des Blancs [8.1]. De l’abondante production visuelle qu’a générée son expédition de 1927, un seul tableau de Savage intitulé Temlaham, Upper Skeena River – identifié (par Barbeau ?) comme « Paradis perdu » (Paradise Lost) dans The Downfall of Temlaham –, semble avoir été retenu en tant qu’emblème nostalgique d’un ailleurs dépeuplé appartenant au passé1111    Bien que le catalogue de l’exposition de 1927 indique, au numéro 76, « Group of Sketches, Upper Skeena River », il n’est pas clair à quoi cela correspond et si des « esquisses » (probablement à l’huile) de Savage ont véritablement été incluses dans l’exposition. Les textes consultés ne font mention que du tableau Temlaham, Upper Skeena River, qui fait aujourd’hui partie d’une collection particulière. [8.2]. Pourtant, le travail de l’artiste « voyageuse », considéré dans son ensemble, laisse entrevoir une position beaucoup moins abstraite et manifestement plus ambivalente à l’égard de la culture autochtone qu’elle a rencontrée et représentée in situ lors de son premier séjour sur la côte Ouest, que celle construite par le discours de Barbeau.

D’après ce qu’elle relate dans son entretien avec Arthur Calvin en 1967, Anne Savage était déjà consciente, à l’époque, du caractère problématique de l’entreprise à laquelle elle participa en 1927 [9]. Décrivant Marius Barbeau comme un homme « stupide » (silly) et « très irrespectueux » (most disrespectful), elle raconte en effet que les Autochtones établi.e.s le long la rivière Skeena s’opposaient alors farouchement au programme de restauration des totems qu’il avait instauré dans leurs villages, car ce type d’intervention allait à l’encontre de leurs croyances1212    Arthur H. Calvin, Entretiens avec Anne Savage, transcriptions, Fonds Anne Savage, Archives de l’Université Concordia, document 18.3, p. 13-14. [10]. Malgré les conditions a priori défavorables de leur voyage, l’expérience des deux femmes chez les peuples « indiens » de la Colombie-Britannique fut, aux dires de Savage, « extraordinaire », et elle « rentr[a] à la maison avec un bel album contenant une collection de croquis1313    Ibid., p. 14 [traduction libre]. ». S’il subsiste en réalité plusieurs cahiers de croquis associés à ce voyage, ainsi qu’aux deux suivants, l’« album » auquel l’artiste fait ici référence correspond sans doute au carnet de 52 pages acquis en 1983 par le Musée des beaux-arts du Canada, en même temps qu’un carnet de croquis de Wyle (1920-1928) et qu’un recueil de poèmes de Wyle, illustré par Savage et daté celui-là de 1931. Vu l’importance historique du carnet de 1927, il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit l’un des seuls d’Anne Savage à s’être retrouvé dans une collection muséale nationale – celle de l’institution à l’origine du voyage qu’il documente – plutôt que dans la collection de la Galerie Ellen à l’Université Concordia.

Oscillant entre un souci documentaire évident, soit de rendre compte avec une certaine précision du mode de vie et de la culture matérielle gitxsane, et la liberté créative propre à l’exploration artistique1414    S. Dyck, « “A Playground for Tourists from the East” », op. cit., p. 313., les dessins à la mine de plomb ou à l’encre et les petits tableaux à l’huile qui constituent la production de Savage à la rivière Skeena combinent plusieurs dispositifs visuels et genres de représentations [11] : des vues panoramiques sur les montagnes rocheuses et la forêt « verticale » de l’Ouest1515    Dans un de ses entretiens avec Calvin, Savage affirme n’avoir pas aimé les paysages de l’Ouest, les trouvant trop « verticaux ». Arthur H. Calvin, Entretiens avec Anne Savage, transcriptions, op. cit., p. 28., lesquelles semblent parfois dessinées en route, depuis le train, comme les paysages défilants découpés en vignettes de type « carte postale » des carnets de Concordia portant la mention « West » [12-13] ; des scènes de villages comme Kitwancool et Kitwanga croquées à une certaine distance, où les mats totémiques, les maisons longues et leurs habitant.e.s se découpent, avec plus ou moins de détails, sur un fond montagneux ; mais aussi quelques portraits de femmes autochtones, dont certaines sont même clairement identifiées par leur nom, ainsi que des objets autochtones spécifiques que l’artiste a isolés et soigneusement reproduits en dessin avec des descriptions écrites, tels des totems, des masques et des cuillers sculptées.

À regarder ces images de près aujourd’hui, il demeure encore difficile de déterminer quelle était la posture d’Anne Savage à l’égard des Premières Nations de l’Ouest canadien côtoyées le temps d’un été [14-15]. Son intérêt pour leur culture relevait-il d’un engagement intime ou d’une fascination dont elle est restée marquée par après, ou était-il d’ordre essentiellement esthétique et décoratif, dominé qui plus est par une conception inhabitée du paysage, dans l’esprit du Groupe des Sept, comme le suggère Sandra Dyck1616    S. Dyck, « “A Playground for Tourists from the East” », op. cit., p. 313. ? L’ambiguïté persiste. À coup sûr, cependant, on ne peut pas les contempler au présent sans prendre en compte les enjeux critiques que soulève l’implication des artistes dans l’économie du « regard touristique1717    Cette expression de John Urry est employée par Lynda Jessup dans son article « The Group of Seven and the Tourist Landscape in Western Canada », op. cit., p. 147. De John Urry, voir notamment : The Tourist Gaze : Leisure and Travel in Contemporary Societies, Londres, Sage Publications, 1990 ; Consuming Places, New York, Routledge, 1995. » développé au Canada au début du 20e siècle, économie dont les effets idéologiques et historiques sont évidemment considérables. [16]

— KC

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3.Imaginer

Les paysages de Savage [1], d’abord inhabités, sont devenus, à la fin des années 1920, empreints du passé canadien. Cette exposition virtuelle reproduit trois panneaux faisant partie de la collection de la Galerie Leonard & Bina Ellen qui présentent cinq scènes fictives de l’histoire du Canada, deux d’entre eux étant peints sur les deux faces [2]. Ces panneaux, réalisés par Anne Savage vers 1930, faisaient initialement partie d'un plus grand projet de murales [3] développé à l’école secondaire Baron Byng, où elle fut professeure d’art de 1922 à 1948. Alors que les étudiant.e.s peignirent, dans les couloirs de l’école, des scènes à propos de l’histoire, de la nature ou de la technologie, par exemple [4-9], Savage décora la bibliothèque avec des panneaux, ainsi qu’avec des reliefs de Philippe Hébert et de Florence Wyle [10-11]. Quand l’école a fermé en 1980, les panneaux sont demeurés entre les mains de la Fondation pour le patrimoine culturel de l’ancienne Commission des écoles protestantes du Grand Montréal. C’est en 2001 seulement qu’ils ont été donnés à la Galerie Ellen, cela grâce aux efforts soutenus de Leah Sherman (1925-2015), ancienne élève de Savage et co-fondatrice de la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia11    Leah Sherman, Anne Savage, Montréal, Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, 2002, p. 21..

À l’occasion de la dernière exposition d’Anne Savage organisée par la Galerie Ellen en 200222    Une exposition ultérieure d’œuvres d’Anne Savage, dont les commissaires étaient Leah Sherman et Paul Langdon, a été présentée à la Galerie FOFA en 2007., les panneaux furent montrés pour la première fois à un large public. Alors que le catalogue fait état de la genèse et du passé tumultueux des « panneaux de Baron Byng », Sherman, dans son essai, souligne leur importance dans l’enseignement d’Anne Savage33    « En termes de sujet, de style et d’intention, ils illustrent bien les objectifs pédagogiques et artistiques qui ont inspiré l’enseignement et les œuvre de Mme Savage. Elle désirait en effet sensibiliser ses étudiants à l’art canadien et à l’histoire du Canada et espérait intégrer l’art à leur vie quotidienne. » L. Sherman, Anne Savage, op. cit., p. 21., mais sans préciser comment ils éclairent sa conception de la représentation du paysage. En mettant l’accent sur « [le] sens de la découverte, [le] romantisme et [l’]humanisme44    Ibid. » de Savage, Sherman fait abstraction du contenu des scènes dépeintes : les panneaux intitulés Commerçants de fourrures indiens (Indian Fur Traders), Premiers colons (Early Settlers) et Camp indien (Indian Camp), sont présentés en quelque sorte comme l’exemplification d’une forme canadienne de modernisme romantique, sans que ne soient évoqués les efforts déployés en parallèle par l’état colonial canadien, durant les années 1920, afin d’exterminer les Premiers Peuples et leur culture55    À la fin des années 1920, les efforts gouvernementaux pour assimiler les peuples des Premières Nations à la société eurocanadienne, entamés dès 1876 avec la Loi sur les Indiens (loi toujours en vigueur, avec des amendements), ont atteint leur apogée historique. La Loi sur les Indiens privait les peuples autochtones de droits fondamentaux et bannissait certaines formes d’expression culturelle telles que (jusqu’en 1952) la cérémonie du potlatch pratiquée par les nations du Nord-Ouest du Pacifique. Durant son mandat en tant que superintendant du ministère des Affaires indiennes (1913-1935), Duncan Campbell Scott imposa cette législation avec acharnement et, en 1920, il établit le système des pensionnats pour les enfants autochtones..

Récemment, l’histoire de l’art coloniale66    Au sujet de l’histoire de l’art colonialo-allochtone, voir Damian Skinner, « Settler-colonial Art History : A Proposition in Two Parts/Histoire de l’art colonialo-allochtone : proposition en deux volets », Journal of Canadian Art History/Annales d’histoire de l’art canadien, vol. 35, no 1 (2014), p. 131-145. a entrepris une relecture de la production artistique moderniste dans les pays du Commonwealth, ainsi qu’une déconstruction des idées et des idéologies qui sous-tendent les histoires de l’art nationales. En suivant cette approche, mais sans s’y limiter, cet essai aborde les murales d’Anne Savage comme étant à l’intersection de deux idées – soit l’histoire comme géographie et la peinture comme design – et propose une lecture du contexte artistique et socioculturel de sa production.

La murale Indian Fur Traders [12] est la seule des trois montrant un contact direct entre les Premières Nations et les colonisateurs français sous la forme du troc, la fourrure qui fait l’objet d’un commerce entre les deux parties occupant le premier plan, au centre de l’image. Manifestement, Savage préfère cette scène d’échange économique à tout autre épisode particulier de l’histoire coloniale comme l’ont fait des projets contemporains de murales : par exemple, les murales [13] du Chalet de la montage du parc du Mont-Royal (1930-32), peintes par douze artistes montréalais sur dix-sept panneaux, montrent divers moments de l’histoire coloniale de la ville (1545-1760), tels que l’arrivée de Jacques Cartier à Hochelaga, le séjour de Samuel de Champlain à Montréal, ainsi que les fondations et les débuts de la colonie de Ville-Marie77    Pour une analyse approfondie de l’histoire et de l’iconographie du programme décoratif du Chalet du Mont-Royal, voir : Laurier Lacroix, « Les tableaux historiques du Chalet de la montagne du parc du Mont-Royal. Étude historique et iconographique », Montréal, Service du développement culturel, 2003, p. 2, 9-10, 13 (consulté le 10 octobre 2018). http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/EXTBURMTAROYALTCFR/MEDIA/DOCUMENTS/%C9TUDE-TABLEAUXHISTORIQUESDUCHALETDUMONT_ROYAL-2003.PDF. Comme Laurier Lacroix l’a souligné, même si cette histoire a été écrite d’un point de vue nationaliste, la représentation des premiers peuples dans ces scènes [14] historiques est liée à l’intérêt archéologique de l’architecte du chalet, Aristide Beaugrand-Champagne, pour la culture iroquoise88    Ibid., p. 78..

Savage semble moins intéressée par le poids de l’histoire que par le défi artistique d’amalgamer la peinture de paysage à la peinture historique en un même panneau : le groupe de marchands est cadré par différentes espèces d’arbres qui coupent le plan vertical de l’image et donnent à la peinture rythme et structure. La rencontre prend place dans un lieu non identifié, bien que les bouleaux rappellent les paysages ontariens de Tom Thomson. Par contre, les branches des bouleaux dans l’œuvre d’Anne Savage créent un motif décoratif plus qu’ils n’expriment le caractère sauvage de la nature99    F. B. Housser écrit ceci à propos de l’influence de la notion de contrée sauvage (wilderness) sur l’art du Groupe des Sept : « Les soi-disant terres sauvages du Nord canadien ont délimité les marges de la civilisation d’un bout à l’autre du continent. Cette nature sauvage a influencé nos routes de commerce et a déjà eu des effets indubitables sur la formation de notre caractère racial. » F. B. Housser, A Canadian Art Movement : The Story of the Group of Seven, Toronto, Macmillan Co. of Canada, 1926, p. 14 [traduction libre].. Cela s’affirme davantage encore dans la version inachevée de la même scène, à l’arrière du panneau [15], où un groupe d’arbres stylisés en formes d’arabesques devient le motif central de la peinture. Anne Savage a été en contact avec le mouvement Art nouveau [16-19] dès sa formation artistique (1914-1919) à la Société des Arts de Montréal1010    Elle y a étudié avec William Brymner et Maurice Cullen, tous deux peintres de paysages, qui l’ont familiarisée avec l’impressionnisme et les tendances modernistes européennes. Voir également : Jacques Des Rochers et Brian Foss (dir.), Une Modernité des années 1920. Le Groupe de Beaver Hall, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2015, p. 305.. Dans ce panneau, sa formation en illustration [20] à la Minneapolis School of Art en 1919 se révèle.

Dans un autre panneau [21], Anne Savage rend hommage au héros colonial incarné par les « premiers colons » en route vers l’Ouest. La scène montre une famille de colons, avec enfants et bétail, suivant un chariot couvert1111    Symbole de la colonisation nord-américaine, le chariot couvert, chariot bâclé ou chariot Conestoga, était généralement utilisé pour transporter jusqu’à cinq personnes et leurs bagages sur de longues distances à travers les prairies, avant l’achèvement des chemins de fer continentaux canadiens et américains. Au Canada, le chariot couvert était surtout utilisé par les colons suisses et mennonites dans la région qui correspond aujourd’hui à l’Ontario. www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/conestoga-wagon. L’intégration de cet élément au panneau de Savage peut être perçue comme une référence au cinéma hollywoodien de l’époque, et plus particulièrement au genre « Western » popularisé dans les années 1920 – à titre d’exemple, The Big Trail (1930), l’un des premiers de ce genre, met en scène John Wayne dans le rôle du héros colonisateur blanc. Les murales additionnelles dessinées par les étudiant.e.s à l’école Baron Byng semblent puiser encore plus directement dans cette imagerie de la culture populaire. tiré par un cheval dans un paysage montagneux et glacial. L’arrière de ce panneau resté inachevé [22] nous donne un indice de la manière dont l’artiste composait ses peintures1212    Pour de plus amples développements sur le « modèle de composition » typique du début des années 1920, voir : Esther Trépanier, « Le Groupe de Beaver Hall : une modernité montréalaise », dans Une Modernité des années 1920, op. cit., p. 163.. D’abord, la structure entière de l’œuvre est tracée au crayon ; puis le premier plan et le fond sont peints de la même couleur, alors que les 2/3 du haut du plan central sont consacrés à des arbres, des collines et des nuages, ce qui donne de la texture à la composition. Dans cette version, le sentier tracé par les premiers colons au premier plan est encore absent. Ce panneau arrière nous donne un aperçu de la théorie du design [23] élaborée par Savage dans les années 1950, alors que l’art s’exprimait à travers quatre éléments : la couleur, la forme, la texture et la tonalité. Comme l’explique l’artiste, « la façon la plus efficace est de débuter avec un objet, pour ensuite remplir l’espace qui l’entoure – les deux résultats sont concluants pourvu que l’on se soit occupé des espaces – les formes se superposent – les couleurs se répètent – il y a à la fois de la lumière et de la noirceur – des textures intéressantes et toutes les formes essentielles – en d’autres mots, il s’agit de bien utiliser le design dans tout ce que l’on exécute1313    Anne Savage, Design Activities, Fonds Anne Savage, Archives de l’Université Concordia, document 12.32, p. 3.. » [24]

Le Camp indien [25] d’Anne Savage, de style Art nouveau, est habité par une famille fictive des Premières Nations représentée dans un paysage d’automne non identifié et parfaitement symétrique. Les « Indiens imaginaires1414    Comme l’explique Marcia Crosby, cette construction a pris forme à travers « la collection et l’exposition d’objets “indiens” aussi bien qu’à travers la collection et l’exposition d’“Indiens” en tant qu’objets ou spécimens humains, construisant des “pseudo Indiens” dans la littérature et les arts visuels. » Marcia Crosby, « Construction of the Imaginary Indian », dans Beyond Wilderness: The Group of Seven, Canadian Identity and Contemporary Art, sous la direction de John O’Brian et Peter White, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007, p. 219 [traduction libre].   » de Savage ne représentent pas une nation particulière, mais un stéréotype caractérisé par la présence d’un type de canoë normalement utilisé sur les voies maritimes de l’Est du Canada, par le tipi utilisé par les Premières Nations des Grandes Plaines et par un totem, typique des Premiers Peuples du Nord-Ouest du Pacifique. Même si nous ne connaissons pas la date de création exacte de ces panneaux, des indices nous laissent croire qu’ils ont été réalisés par Savage à la suite du voyage qu’elle a fait dans l’Ouest en 1927, alors qu’elle a accompagné son amie Florence Wyle au fleuve Skeena. D’après les carnets de croquis qu’elle a ramenés de son voyage, nous savons qu’elle connaissait les coutumes des peuples des Premières Nations de la Colombie-Britannique, car elle a documenté leurs maisons longues et leurs totems, réalisé des portraits de ses habitant.e.s, acquis des connaissances à propos des emblèmes de familles sculptés sur les mâts totémiques et des artéfacts des nations Kitselas et gitxsane. Par conséquent, la représentation stéréotypée du « camp indien » ne semble être le résultat ni d’un désintérêt ni d’une ignorance, mais est soutenue par une conviction moderniste qui intègre l’art autochtone à même le récit du modernisme canadien en faisant de la culture des Premières Nations la préhistoire du Canada1515    Rappelons qu’Anne Savage a participé à l’exposition Exhibition of Canadian West Coast Art: Native and Modern (1927), organisée par le directeur du Musée des beaux-arts du Canada, Eric Brown, et l’anthropologue Marius Barbeau.. Le « Camp indien » imaginaire d’Anne Savage ne vient donc pas d’un endroit précis, mais du passé.

Les récents efforts décoloniaux et les mouvements citoyens1616    Voir, par exemple : www.idlenomore.ca. réclament les espaces occupés par « l’Indien imaginaire », et l’art contemporain autochtone joue un rôle crucial dans cette mouvance. L’artiste canadien d’origine crie Kent Monkman1717    À propos de Kent Monkman, voir :
www.kentmonkman.com.
en est l’une des figures centrales, ce dernier proposant au Canada colonisé une peinture d’histoire qui traite des sujets du colonialisme, de la sexualité, de la perte et de la résilience. Monkman [26] renverse le regard colonial pour bouleverser les notions reçues de l’histoire et des peuples autochtones en imaginant l’inversion des rôles de l’artiste et du modèle, du regardeur et du regardé et, ultimement, du colonisateur et du colonisé, dans l’institution occidentale de l’académie artistique.

— EO

Traduit par Catherine Barnabé
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4.Tr ansmettre

Jusqu’à tout récemment, la construction historiographique d’Anne Savage en tant qu’éducatrice artistique était principalement nourrie par ses ancien.ne.s étudiant.e.s, Leah Sherman et Alfred Pinsky, qui ont suivi ses traces et éventuellement fondé la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia. Dans le récit qu’il et elle font du souvenir de leur formation avec Anne Savage à l’école secondaire Baron Byng11    Anne Savage, « First Talk on Canadian Art Series », The Development of Art in Canada, 1939, Fonds Anne Savage (FAS), Archives de l’Université Concordia (AUC), document 2.2, p. 6-7. Voir Arthur H. Calvin, Interviews with Leah Sherman and Alfred Pinsky, transcriptions, FAS, AUC, document 18.3., il et elle soulignent son talent naturel d’éducatrice artistique et son approche intuitive, qui ont eu des effets permanents sur ses étudiant.e.s [1]. Le portrait que Sherman et Pinsky tracent de la carrière de Savage est celui d’une « relation symbiotique » entre son travail d’artiste et d’enseignante en art22    Leah Sherman, Anne Savage, Montréal, Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, 2002.. Interroger cette image nécessite de s’attarder à l’approche que celle-ci avait de l’éducation artistique et de sa propre conception d’une double carrière d’artiste et d’éducatrice pour une femme canadienne au 20e siècle. La consultation des documents conservés dans ses archives nous offre un regard différent sur une artiste qui s’est bâti une carrière, non seulement à Montréal et au Québec, mais à travers tout le Canada, et sur une éducatrice artistique qui prônait l’importance de l’art dans la vie quotidienne pour toutes les générations de Canadien.ne.s en étant convaincue que l’éducation artistique devait être une option professionnelle pour les femmes.

Son engagement envers l’éducation artistique ne se limite pas à vingt-huit années comme professeure d’art à l’école secondaire Baron Byng, mais comprend aussi des classes matinales pour enfants organisées par la Société des Arts de Montréal (dès 1937), un travail en tant que superviseure artistique à la Commission des écoles protestantes (dès 1950) et, même après sa retraite, des cours donnés au sein du programme d’éducation artistique de l'Université McGill (1955-1959). Parallèlement à son enseignement, Anne Savage éduquait également un plus large public par le biais de ses conférences, notamment par sa série de huit présentations intitulée The Development of Art in Canada [2.1–2.16] diffusée par CBC/Radio-Canada en janvier et février 1939. Les vastes implications culturelles et l’aspect politique des présentations de Savage, un projet réunissant deux importantes institutions culturelles canadiennes – la Société Radio-Canada et le Musée des beaux-arts du Canada –, ont été étudiés en profondeur par Alena Buis33    Alena Buis, « “A Story of Struggle and Splendid Courage” : Anne Savage’s CBC Broadcasts of The Development of Art in Canada », dans Rethinking Professionalism : Women and Art in Canada, 1850-1970, sous la direction de Kristina Huneault et Janice Anderson, Montréal et Kingston, McGill-Queens University Press, 2012, p. 106-134.. Buis voit le rôle d’Anne Savage comme celui d’une « metteuse en œuvre » (“emplementer”) des idées nationalistes sur l’art par le récit de l’histoire de l’art canadien, qu’elle présente comme une succession d’artistes (mâles) héroïques, de Paul Kane au Groupe des Sept44    Avant les conférences radiophoniques de Savage, les auteurs associés aux Groupe des Sept avaient déjà formulé une vision de l’art canadien « authentique ». Voir, par exemple : F. B. Housser, A Canadian Art Movement : The Story of the Group of Seven, Toronto, Macmillan Co. of Canada, 1926.. Sa grande amitié et sa collaboration avec A.Y. Jackson dans la préparation de ses conférences nous incitent à penser qu’Anne Savage n’était que la « vulgarisatrice » du « canon patriarcal de l’art canadien55    A. Buis, « “A Story of Struggle” », op. cit., p. 124 [traduction libre]. », alors qu’un examen des documents démontre une plus grande complexité.

Le fonds Anne Savage contient les tapuscrits finaux des conférences ainsi que les versions annotées par A.Y. Jackson. Les corrections de Jackson sur les tapuscrits ciblent parfois des erreurs factuelles (noms, dates, etc.) ou d’orthographe, mais rarement il change le sens des mots – comme par exemple « l’amour du paysage provient de notre profond passé anglo-saxon » qui devient « notre amour du paysage…66    A. Savage, « First Talk », op. cit., p. 3 [traduction libre]. », ou encore lorsqu’il s’adresse directement à l’auditoire en employant « vous » au lieu de « mes auditeurs canadiens77    Ibid., p. 6 [traduction libre]. » afin de créer avec eux un sentiment de communauté88    En 1937, 75% des Canadien.ne.s avaient la radio. A. Buis, « “A Story of Struggle” », op. cit., p. 108. et d’appartenance. Dans les lettres que Jackson et Savage échangeaient à cette période, Jackson décortique et analyse chaque présentation : il lui conseille de possibles comparaisons entre artistes, lui partage des souvenirs de son temps avec le Groupe des Sept et lui fait part de ses impressions sur chacun des épisodes. De temps en temps, Anne Savage lui demande des conseils (« J’aimerais que vous vérifiiez99    Pour des extraits de cette correspondance, voir Anne McDougall, Anne Savage: The Story of a Canadian Painter, Montréal, Harvest House, 1977, p. 152-156 (153, dans ce cas-ci).  ») et endure en retour son ton paternaliste (« Il s’agit d’un tout petit travail que vous avez entrepris1010    Lettre d’A.Y. Jackson à Anne Savage, 15 janvier 1939, citée dans A. McDougall, Anne Savage, op. cit., p. 152 [traduction libre]. »).

Le passage suivant, tiré de la première conférence pour la CBC, fournit un exemple de changement majeur (un ajout) au tapuscrit original. Dans la première version [3], Savage souhaitait présenter la peinture canadienne de paysage comme un mouvement populaire, bien reçu et apprécié ici comme ailleurs ; or, le tapuscrit final raconte une tout autre histoire :

La peinture de paysage canadienne est une histoire de lutte et de courage splendide. Vous pouvez imaginer dans un pays comme le nôtre, avec son climat rigoureux et ses vastes distances, le peu d’attention et d’intérêt que nous pouvons accorder à quelque chose d’aussi impraticable que l’art – alors que cette rare figure de l’artiste apparaît à chaque étape de notre développement, nous saisit et nous préserve des conditions de vie peu importe la période à laquelle il se présente. Celui-ci vit inconnu, souvent ignoré, mais quand le temps valorisera les activités du pays, son travail trouvera sa place dans le récit de notre lutte vers une meilleure compréhension du monde qui nous entoure1111    Voir : A. Savage, « First Talk », op. cit., p. 6-7; et « First Talk on Canadian Art Series » (version originale annotée), The Development of Art in Canada, 1939, FAS, AUC, document 2.1, p. 6-8 [traduction libre]..

Cette transformation de la peinture de paysage canadienne décrite comme une histoire à succès populaire en « une histoire de lutte et de courage splendide » est remarquable, quoique pas très surprenante considérant les liens étroits qu’Anne Savage entretenait avec le Groupe des Sept. Le biographe du groupe, F. B. Housser, compare ses membres aux premiers « pionniers et explorateurs1212    F. B. Housser, A Canadian Art Movement, op. cit., p. 156. » canadiens. Le pronom masculin dans ce passage n’est certainement pas un accident, puisque Savage raconte l’histoire de l’art canadien à travers une lignée masculine – bien qu’elle admette également la « contribution » des femmes lors d’une conférence ultérieure intitulée Some Women Painters of Canada1313    Savage décrit la contribution des femmes artistes dans des termes comme : charme (charm), grâce joyeuse (joyous grace), chaleur (warmth), puissance (power), beauté (beauty), etc. A. Savage, Some Women Painters of Canada, n. d., FAS, AUC, document 2.20, p. 2. [4].

Cependant, la « bravoure » de ces femmes ne réside pas dans le fait qu’elles s’aventuraient dans la nature canadienne sauvage comme leurs homologues masculins, mais dans une lutte, néanmoins : « la lutte pour remplir les exigences domestiques et, en plus de cela, trouver le temps nécessaire pour exprimer leurs idées créatives1414    Ibid. [traduction libre].. » Détail intéressant, Anne Savage met de l’avant deux femmes artistes qui ont choisi, tout comme elle, de ne pas se marier : Emily Carr [5] et Prudence Heward [6]. Ainsi, la lutte est de nature différente. Emily Carr est d’abord présentée comme une écrivaine à succès [7] qui se révolte contre le conservatisme victorien – une autre histoire canadienne de « lutte » au nom de l’art : « C’était contre l’esprit suffisant du conservatisme qu’Emily s’est révoltée. Elle a retrouvé la même attitude à l’école d’art où elle a reçu l’éducation qui était alors disponible : personne n’avait d’intérêt pour la nature sauvage pétrie de traditions indiennes – elle fut la première à utiliser la matière autochtone de la Colombie-Britannique1515    Ibid., p. 4 [traduction libre].. » À l’autre extrémité du pays, l’artiste montréalaise Prudence Heward, une ancienne élève de William Brymner, combattait quant à elle son « corps fragile » au moyen du « pouvoir créatif » de ses peintures1616    Ibid., p. 5 [traduction libre]..

Dans une conférence non datée intitulée The Art Profession [8] (probablement des années 1950), Savage rejette presque complètement l’idée d’une artiste commerciale, puisque de façon générale, cette profession exige une volonté absolue et le désir d’y arriver (« la survie du plus fort »). Elle fait plutôt la liste d’une multitude de carrières alternatives pour une femme – illustratrice, décoratrice d’intérieur, ferblantière, etc. – bien qu’elle recommande fortement une carrière en éducation artistique. Être professeure d’art lui a permis d’« aller de l’avant avec [s]es études dans le vrai monde de l’art » tout en faisant la promotion des arts comme « un atout précieux… à l’existence de chacun1717    A. Savage, Undated notes for a lecture on “The Art Profession”, n. d., FAS, AUC, document 2.35, p. 4. ». Anne Savage n’a jamais pensé choisir un chemin professionnel plutôt qu’un autre ; néanmoins, elle promeut la profession d’éducatrice artistique comme une carrière « idéale » pour les femmes puisque celle-ci leur permettait en même temps de jouer leur rôle de femme au foyer. Ce n’est d’ailleurs pas le seul moment où l’on peut observer un certain « féminisme ambigu » dans ses écrits.

Cette distinction entre le « vrai » monde des arts et le monde de l’éducation artistique était importante pour Savage sur le plan personnel ; dans son enseignement, par contre, elle transgressait ces deux mondes afin de favoriser une expérience d’apprentissage partagée avec ses élèves. Leah Sherman décrit le style de son ancienne éducatrice comme procédant « d’une manière qui ne séparait pas l’apprentissage de l’enseignement […] Chaque fois qu’elle enseignait quelque chose, elle découvrait quelque chose. Elle transmettait toujours beaucoup d’informations et de connaissances, mais en même temps, vous vous sentiez comme une partenaire de son expérience d’apprentissage1818    A. Calvin, Interviews with Leah Sherman and Alfred Pinsky, transcriptions, op. cit., p. 4 [traduction libre].. » Cela dit, afin d’être la meilleure enseignante en art, il ne fallait pas nécessairement être la meilleure peintre, comme l’indique Savage dans une entrevue donnée quelques années avant sa mort, mais avoir un intérêt pour la résolution de problèmes : « Je pense que si l’on peut expérimenter le plus possible ce que l’on enseigne, alors on pourra le faire d’une manière beaucoup plus efficace1919    Calvin, Interview with Anne Savage, transcriptions, FAS, AUC, document 18.3, p. 3 [traduction libre].. » Cette efficacité ne se manifestait pas seulement dans sa pratique artistique continue durant l’été, lorsqu’il n’y avait pas d’école, mais aussi par un vif intérêt pour les écrits de l’époque2020    En voici quelques exemples : Belle Boas [qui est devenue plus tard directrice artistique à la Horace Mann School, New York, et professeure associée au Teachers College, Columbia University], Art in the School (1924); Morris Davidson, Painting for Pleasure (1938), pour l’amateur ambitieux ; Ralph Pearson, The New Art Education (1941), une étude des nouvelles tendances en éducation artistique ; le travail de l’éducatrice à l’enfance britannique dans le cercle de Roger Fry, Marion Richardson, Art and the Child (1948); et, le dernier mais non le moindre, Herbert Read, Education through Art (1943), sur la théorie et la pratique de l’éducation artistique. Par la suite, Savage adopta une approche intégrée de l’éduction artistique inspirée par des penseurs comme l’Allemand Rudolf Steiner au début du 20e siècle. À titre d’exemples, on peut mentionner : Leon Winslow, Art in Secondary Education (1941) ; et des ouvrages de Victor D’Amico, un pionnier de l’éducation artistique et directeur du département d’éducation art au Museum of Modern Art de New York, pour ne nommer que ceux-ci. sur la psychologie de l’enfant et les nouveaux développements en éducation artistique en Europe et en Amérique du Nord. En somme, Anne Savage ne « [travaillait] certainement pas uniquement de façon instinctive, basant son enseignement sur ses propres découvertes de peintre et se souvenant de ses propres quêtes d’enfant2121    A. McDougall, Anne Savage, op. cit., p. 59 [traduction libre]. », telle que sa biographe voulait la voir ; elle était plutôt une éducatrice artistique très passionnée qui s’appuyait sur sa propre pratique et sa connaissance profonde de l’éducation artistique et de l’histoire de l’art.

— EO

Traduit par Catherine Barnabé
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Ressources

Archives et dossiers

Archives de l’Université Concordia, Fonds Anne Savage – 1909-1971.

Centre de documentation du Réseau d’étude sur l’histoire des artistes canadiennes, Université Concordia, Dossier Anne Savage.

Réseau d’étude sur l’histoire des artistes canadiennes, Université Concordia, Base de données d’artistes : Anne Savage. http://cwahi.concordia.ca/fr/sources/artists/displayArtist.php?ID_artist=108

Archives du Musée des beaux-arts du Canada, National Gallery of Canada Fonds, Art and artists – Correspondence with/regarding artists – General, Anne D. Savage ; Paintings, water colours, pastels – Oils purchased – Canadian, work by Anne Savage ; Loans, exhibitions, and outside activities – Exhibition in Gallery, West Coast Art – Native and Modern – Exhibition (1927-1928).

Musée canadien de l’histoire, Fonds Marius Barbeau.

Documentation générale sur l’artiste

Braide, Janet. Anne Savage : sa vision de la beauté. Montréal : Musée des beaux-arts de Montréal, 1979.

Calvin, Arthur H. Anne Savage, Teacher. Mémoire de maîtrise, Montréal : Sir George Williams University, 1967.

McDougall, Anne. Anne Savage : The Story of a Canadian Painter. Montréal : Harvest House, 1977.

Meadowsworth, Barbara. Anne Savage (1896-1971): Retrospective Exhibition. Montréal : Galerie Walter Klinkhoff, 1992.

Sherman, Leah. « Anne Savage : A Study of her Development as an Artist/Teacher in the Canadian Art World, 1925-1950 ». Dans Histories of Art and Design Education. Sous la direction de David Thisetlewood, p. 142-151. Londres : Longman Group UK, 1992.

Sherman, Leah. Anne Savage. Montréal : Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, 2002.

Perspective féministe

Anderson, Janice et Kristina Huneault (dir.). Rethinking Professionalism : Women and Art in Canada, 1850-1970. Montréal et Kingston : McGill-Queens University Press, 2012.

Buis, Alena. « “A Story of Struggle and Splendid Courage” : Anne Savage’s CBC Broadcasts of The Development of Art in Canada ». Dans Rethinking Professionalism : Women and Art in Canada, 1850-1970. sous la direction de Kristina Huneault et Janice Anderson, p. 106-131. Montréal et Kingston : McGill-Queens University Press, 2012.

Ferrari, Pepita. By Woman’s Hand. 58 min, 1994. Montréal : Office national du film ; Animations Piché Ferrari Inc. https://www-nfb-ca.lib-ezproxy.concordia.ca/film/bywomanshand/

Huneault, Kristina. « “Aussi bien que des hommes” : le Groupe de Beaver Hall au prisme du genre ». Dans Une Modernité des années 1920. Le Groupe de Beaver Hall. Sous la direction de Jacques Des Rochers et Brian Foss, p. 263-292. Montréal : Musée des beaux-arts de Montréal, 2015.

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Millar, Joyce. « The Beaver Hall Group : Painting in Montreal, 1920-1940 ». Woman’s Art Journal, vol. 13, no 1 (printemps-été 1992), p. 3-9.

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