3 novembre 2021 – 22 janvier 2022
CONSTITUTIONS
Rajyashri Goody, Sohrab Hura, Sajan Mani, Prajakta Potnis, Birender Yadav
Commissaire : Swapnaa Tamhane
Traduction : André Lamarre
Produit avec l’appui du Frederick and Mary Kay Lowy Art Education Fund
L’exposition Constitutions explore les pièges et les voies de sorties propres à l’imbrication du corps dans l’État, une condition qui s’amplifie en contexte pandémique. Au cours de la dernière année et demie, nous avons été collectivement témoins d’un exode humain des villes vers les villages dans différentes régions de l’Inde ; nous avons vu des gens assister, impuissants, à la suffocation de leurs proches en pleine pénurie de respirateurs ; et juste avant que l’État n’impose la distanciation sociale, des manifestant·e·s ont défilé sous nos yeux pour réclamer le droit à la citoyenneté, à la reconnaissance. Constitutions pose un regard sur ces intrications, mais propose aussi des issues à ces labyrinthes absurdes.
Les artistes indien·ne·s Rajyashri Goody, Sohrab Hura, Sajan Mani, Prajakta Potnis et Birender Yadav appartiennent essentiellement à la même génération. Chacun·e aborde et complexifie la hiérarchie oppressante et discriminatoire du système des castes, des politiques du travail et de l’État post-vérité. Leurs oeuvres parcourues de filons poétiques font ressentir une désincarnation, un passage du corps à l’instrument, représentant ce qu’il retient, absorbe et rejette.
L’année 2022 marquera le 75e anniversaire de la décolonisation de l’Inde. Le Dr Bhimrao Ambedkar, qui présidait le comité chargé de rédiger la Constitution indienne de 1949 à 1950, y a inscrit l’abolition de la notion d’Intouchables. L’article 17 proscrivait en effet la discrimination contre les Dalit·e·s, les Bahujans et les Adivasis maintenu·e·s au plus bas de l’échelle sociale et économique. Ces communautés sont souvent dépourvues de territoires officiels et sont sans cesse déracinées par le gouvernement pour faire place à des projets de barrage ou de déforestation. De nos jours, les préceptes que prônaient Ambedkar et Jawaharlal Nehru, le premier Premier ministre indien, pour faire advenir une Inde laïque dévouée à l’égalité, à la justice et à la démocratie, ne sont plus que l’écho d’idéaux utopiques, rongés par la montée de l’idéologie Hindutva, qui maintient l’apartheid des castes et répand la discrimination religieuse.
Swapnaa Tamhane
COMMISSAIRE
L’artiste et commissaire Swapnaa Tamhane détient une maîtrise en art contemporain de l’Université de Manchester (2001) et une maîtrise en arts visuels en Fibres et pratiques matérielles de l’Université Concordia (2021). Sa pratique en arts visuels se concentre sur le dessin ainsi que sur la décolonisation de l’art, de l’artisanat et du design. Ses travaux ont été présentés à la galerie articule, à Montréal; à A Space Gallery, à Toronto; au Museum der Moderne de Salzburg et au Serendipity Arts Festival de Panjim. De plus, elle prépare des expositions individuelles au Royal Ontario Museum de Toronto et au Victoria & Albert Museum de Dundee.
Elle a été commissaire de l’exposition collective In Order to Join – the Political in a Historical Moment en collaboration avec Susanne Titz, une exposition des féminismes du monde au Museum Abteiberg de Mönchengladbach, en Allemagne, et au Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya de Mumbai, en Inde (2014-2015). Elles ont placé au cœur de ce projet l’artiste Rummana Hussain, dont les travaux ont contribué à mettre au jour une histoire musulmane féministe en Inde, avant et après la Partition. Au Aga Khan Museum de Toronto, elle a été commissaire de HERE: Locating Contemporary Canadian Artists (2017), regroupant vingt-trois artistes. Elle a obtenu une bourse de recherche du Shastri Indo-Canadian Institute (2009) et une bourse internationale de la Fondation culturelle de la Fédération allemande (2013-2014). Elle s’intéresse aussi à la culture matérielle et, en collaboration avec la designer Rashmi Varma, elle a été commissaire de SĀR: The Essence of Indian Design, exposition pour laquelle elle a rédigé le texte de présentation publié par Phaidon Press en 2016.
FermerESSAI
Swapnaa Tamhane
Il y a quelques années, à l’occasion du mariage d’une amie en Caroline du Nord, je me suis retrouvée dans une communauté marathe de Brahmanes Deshastha ultra-pratiquant·e·s qui avaient immigré aux États-Unis à la fin des années 1960. Ma famille appartient à une sous-caste des Kshatriyas, mais mes parents ne souscrivaient à ces traditions que d’un point de vue socioculturel, n’en conservant que quelques recettes et coutumes. Nous mangeons de la viande et du poisson, et buvons de l’alcool. Un après-midi, toutes les femmes étaient dans la cuisine, à nettoyer et à s’affairer, et à préparer des repas et du thé pour les hommes qui bavardaient au salon. Cette scène m’était familière. Tandis que j’essuyais des tasses, une dame aux tempes grisonnantes recouvertes d’une teinture brun orange lustré m’a accostée : « Es-tu Deshastha ? », m’a-t-elle demandé. Elle n’a même pas dit « Brahmane ». Je l’ai dévisagée, l’air surpris, et j’ai dit : « Non, on n’est pas si haut placé·e·s que ça. » J’étais furieuse et insultée que ces hiérarchies de castes se manifestent dans une banlieue nord-américaine quelconque, chez une femme à l’accent indien mâtiné d’américain après quatre décennies en Ohio. Je trouvais cela ridicule et accablant.
Pour une raison ou une autre, dans les jours qui ont suivi, on ne m’a pas tellement prise au sérieux.
***
En 2020, des pancartes proclamant « Dalit Lives Matter » sont apparues dans les manifestations Black Lives Matter qui ont essaimé partout dans le monde en réaction au meurtre de George Floyd. Affichant une solidarité partagée face à l’oppression, les militant·e·s souhaitaient attirer l’attention sur le viol et le meurtre d’une femme dalite de 19 ans à Hathras, perpétrés dans l’Uttar Pradesh le 14 septembre 2020. La solidarité entre les Dalit·e·s et les Noir·e·s américain·e·s ne date pas d’hier. En 1873, le militant anti-castes Jyotirao Phule a dédié son traité Gulamgiri (Esclavage) à l’émancipation des Noir·e·s[1]. En 2014, le juge Rohulamin Quander et le groupe African American Legacy Families ont présenté une « Déclaration d’empathie » au Congrès américain, une pétition pour faire reconnaître l’esclavage contemporain que vivent les Dalit·e·s. En 1959, lors de sa visite en Inde, Martin Luther King Jr. a déclaré que le pays avait fait davantage de progrès contre l’ostracisme de caste que les Américain·e·s contre la ségrégation raciale. Malgré tout, le suprématisme brahmane-hindou écrase encore du haut de sa supériorité sociale les Dalit·e·s, les Bahujans[2] et les Adivasis, qui font toujours l’objet d’une exploitation cruelle au sein d’une division du travail préétablie, simplement en raison de leur naissance. Comme l’a exprimé le doctorant Rohith Vemula (1989-2016) dans sa lettre de suicide, « Ma naissance est mon accident mortel. »
L’intégralité de l’essai peut être lue sur la page de l’exposition et téléchargée dans la section Textes et documents de ce site. Une version imprimée est également disponible en galerie.
[1] Vijay Prashad, « Afro-Dalits of the Earth, Unite! », African Studies Review 43, no 1, 2000, p. 196. Jyotibhai et Savitribai Phule ont entamé le débat sur l’éradication de l’ostracisme de caste et sur l’instruction des femmes.
[2] Bahujan signifie « plusieurs », c’est-à-dire la majorité des personnes en Inde qui appartiennent à des castes et des tribus « répertoriées » et aux « autres classes en retard ». Ainsi, il n’est pas ici exclusivement question des Dalit·e·s.
FermerARTISTS ET ŒUVRES
Is Hunger Gnawing At Your Belly?, 2017 – en cours
Livrets de recettes adaptés d’autobiographies et de la littérature dalite
21,6 x 13,5 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
What Is The Caste of Water?, 2017
108 verres, panchagavya dilué (ingrédients multiples dont un extrait aqueux préparé à partir de bouse et d’urine de vache, de lait, de caillé et de ghee), socles de fibre de bois
Dimensions variées
Avec l’aimable concours de l’artiste
The Milk Of The Tigress, 2021
Sélection d’ouvrages de la bibliothèque Webster sur les castes et la littérature dalite, étagères en contreplaqué recouvertes de pâte de papier fabriquée à partir du Manusmriti
Dimensions variées
Avec l’aimable concours de l’artiste
L’artiste remercie Andrea Harland, John Latour et l’équipe de la bibliothèque Webster ainsi que Scott Osborne pour leur aide.
À travers divers médias, incluant l’écriture, la céramique, la photographie, la vidéo et des œuvres sculpturales faites d’objets trouvés et de produits alimentaires, Goody tente de décoder et de rendre visibles les instances du pouvoir quotidien et de la résistance au sein des communautés Dalit en Inde, dont elle-même est issue. En décembre 2018, on lui a attribué le prix Emerging Artist Award by India Today. Elle a récemment obtenu des résidences au Art Omi, à Gand, en 2019; au Shifting Studios at TIFAWorking Studios, en 2019; au ISCP de New York, en 2018; au Khoj International de New Delhi, en 2017; à la Rijksakademie d’Amsterdam, en 2017; au Asia Culture Centre de Gwangju, en 2016; au Bamboo Curtain Studio de Taipei, en 2015; enfin au Khoj Refracting Rooms de Tifa, à Pune, en 2015. Au début de 2018, elle a complété la recherche liée à une bourse d’artiste invitée à l’Université Harvard de Cambridge, où elle s’est consacrée à l’exploration de la complexité, de la similarité et de la signification des mœurs alimentaires dans les récits de race et de caste. Elle effectue actuellement une résidence à la Rijksakademie d’Amsterdam.
FermerThe Lost Head & The Bird, 2016–2019
Vidéo monobande, couleur, son stéréo
10 min 13 s, boucle variable
Musique : enregistrement d’une performance en direct par Hannes d’Hoine (électronique) & Sjoerd Bruil (guitare). Performance organisée et produite par Wendy Marijnissen / Bending the Frame
Avec l’aimable concours de l’artiste et Experimenter, Kolkata
Scramble, 2020
Impressions pigmentaires d’archives
25,4 x 19,05 cm chacune
25,4 x 38,1 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
Née à Chinsurah dans le Bengale-Occidental, Inde en 1981, Hura réside et travaille à New Delhi. Après avoir terminé une maitrise en économie à la Delhi School of Economics, Hura s’est consacré à la photographie, à l’écriture, à la vidéo et au son puisant à la fois dans le documentaire social et le témoignage. Son premier film, Pati (2010) a documenté la vie quotidienne dans un ensemble de petits villages au centre de l’Inde suite à un voyage en bus dans le nord de l’Inde comme participant au Right to Food Movement. Hura compte parmi ses récentes expositions solos et collectives : Spill, Huis Marseille, Amsterdam, 2021, et Experimenter, Kolkata, 2020; Companion Pieces: New Photography, MoMA, New York, organisée par Lucy Gallun, 2020; Searching for Stars Amongst the Crescents, Experimenter, Kolkata, The Levee, Cincinnati Art Museum, Cincinnati, Homelands: Art from Bangladesh, India, and Pakistan, commissariée par Devika Singh, Kettle’s Yard, Cambridge, en 2019; Sweet Life, Experimenter, Kolkata, 2017; et la 10th Shanghai Biennale commissariée par Raqs Media Collective, 2016. Ses films ont été diffusés dans le Festival du nouveau cinéma, Montréal; Image Forum, Tokyo; Arkipel Film Festival, Jakarta; Moscow International Experimental Film Festival; et FotoFest International, Houston. Son film Bittersweet a reçu le grand prix du jury international du 66th International Short Film Festival Oberhausen Online, en 2020. Il a publié quatre ouvrages : Life is Elsewhere (2015), A Proposition For Departure (2017), Look It’s Getting Sunny Outside!!! (2018) et The Coast (2019), pour lequel il a reçu le Prix du livre photographique de l’année de la Fondation Aperture – Paris Photo (2019).
FermerWake Up Call for Ancestors, 2021
Acrylique et sérigraphie sur feuilles de caoutchouc naturel
53 x 32 cm chacune
Avec l’aimable concours de l’artiste
When the Hands Start Singing, 2021
Fusain sur papier avec texte en malayalam basé sur la Constitution indienne
1000 x 190 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
Art Will Never Die But Cow?, 2019
Installation vidéo à deux canaux, noir et blanc, 5 min 30 s
Avec l’aimable concours de l’artiste
Sajan Mani est un artiste intersectionnel originaire d’une famille de récolteurs de caoutchouc dans un village isolé du secteur nord de l’État de Kerala, dans l’Inde du Sud. Son travail donne voix aux préoccupations des peuples marginalisés et opprimés de l’Inde, vécues à travers le « Black Dalit body » (le corps Dalit noir) de l’artiste. La pratique de la performance de Mani met l’accent sur la présence incarnée et confronte la douleur, la honte, la peur et le pouvoir. Cet affrontement personnel avec son corps, vécu comme lieu de rencontre de l’histoire et du présent, conduit à une conception du « corps » comme métaphore sociopolitique. Plusieurs des performances de Mani ont recours à l’eau comme élément pour traiter des questions écologiques, particulièrement en relation avec les eaux dormantes de Kerala, autant qu’avec le thème général de la migration. Ses œuvres récentes étudient les correspondances entre animaux et humains, ainsi que la politique de l’espace du point de vue d’une cosmologie indigène. Unlearning Lessons from my Father (2018), réalisé grâce au soutien de Asia Art Archive, met au jour la biographie de l’artiste en relation avec l’histoire coloniale, la botanique et les rapports matériels. Sajan a participé, à l’international, à des biennales, à des festivals, à des expositions et à des résidences, dont le CODA Oslo International Dance Festival, en Norvège, en 2019; au Ord & Bild, en Suède, en 2019; au India Art Fair, en 2019; au Specters of Communism, au Haus der Kunst de Munich, en 2017; au Dhaka Art Summit, au Bangladesh, en 2016; à la Kampala Art Biennale, en Ouganda, en 2016; au Kolkata International Performance Arts Festival, en 2014-2016; enfin, à la Biennale de Vancouver, au Canada, en 2014. Il a reçu en 2021 le Berlin Kunstpreis for Visual Art. De 2019-2021, il a été bénéficiaire d’une bourse du Berlin Senate, de Braunschweig Projects et a été récipiendaire du Akademie Schloss Solitude Fellowship, en Allemagne.
FermerThe Floating Island, 2019–2020
Projection de diapositives
Dimensions variables
Avec l’aimable concours de l’artiste, Project 88, Mumbai et Anil Rane
Attrition, 2020
Savon détersif RIN, solution pour perfusion, tube et aiguille
Avec l’aimable concours de l’artiste, Project 88, Mumbai et Anil Rane
Night Vision, 2018
Vidéo monobande HD, couleur
4 min 48 s
Avec l’aimable concours de l’artiste, Project 88, Mumbai et Anil Rane
He woke up with seeds in his lungs-1, 2020
He woke up with seeds in his lungs-6, 2020
Radiographies dans des boitiers lumineux rétroéclairés
38,1 x 30,48 chacune
Avec l’aimable concours de l’artiste, Project 88, Mumbai et Anil Rane
Le travail de Prajakta Potnis se situe à la frontière de la fragilité du corps humain et de la rapacité de l’état capitaliste. Par la peinture, la radiologie, la vidéo et une installation de nature temporelle, elle explore le corps exploité et surchargé qui résulte d’une exposition à des substances toxiques. Son travail s’intéresse à la fracture de genre et de caste au sein du travail domestique, à la porosité des frontières et des opposition binaires intérieur/extérieur, public/privé, naturel/transformé. Elle détient un BFA et une MFA de la Sir J.J School of Art, à Mumbai, en Inde (en 1995 et en 2002). Ses expositions solos comprennent A Body Without Organs et When the Wind Blows, Project 88, Mumbai (2020; 2016), Kitchen Debate, Künstlerhaus Bethanien, Berlin (2014), et Local Time, Experimenter, Kolkata (2012).
Elle a participé à When I Count, There Are Only You…, commissariée par Hoor Al Qasimi, Sharjah Art Foundation, Sharjah (2021) et à Facing India au Kunstmuseum Wolfsburg (2018). Elle a participé à la 11th Gwangju Biennale (2016) commissariée par Maria Lind, la Kochi-Muziris Biennale (2014) commissariée par Jitish Kallat, Kadist Art Foundation, Paris, et Clark House Initiative, Mumbai. Entre 2020 et 2011, ses œuvres ont fait partie de l’exposition itinérante Indian Highway présentée au MAC Lyon, Musée d’art contemporain, France, au Herning Museum of Contemporary Art, Danemark et au Astrup Fearnley Museum, Norvège. En 2016-2017, Potnis a reçu la bourse Umrao Singh Sher-Gil pour la photographie.
FermerLife Tools, 2021
Fusain et pastel sec sur papier
109,22 x 73,66 cm chacun
Avec l’aimable concours de l’artiste
Birender Yadav est natif de Dhanbad, une ville construite à proximité d’un gisement de minerai de fer et de charbon, anciennement une région forestière habitée par une population indigène qui compose le Gondwâna. Les arbres ont été abattus et des travailleurs immigrants du nord de l’État de Bihar et du sud de l’Inde ont été emmenés afin d’exploiter les ressources minérales. Les Indigènes— appelées tribus par les colonisateurs britanniques — furent ensuite dispersées puisqu’on les considérait comme inaptes au travail. Birender Yadav, au cours de ses études en arts dans la ville de Bénarès, rencontra ces gens issus de sa propre ville natale, Dhanbad, devenus victimes de la traite des personnes et forcés à travailler dans des fours à briques. Il les reconnut grâce au parler créole qu’ils utilisaient pour communiquer avec les familles immigrantes comme celle de Yadav. Yadav, qui devait étudier les arts afin de devenir un forgeron comme son père dans les bassins houillers de Dhanbad, changea alors d’orientation dans le but de documenter les activités des fours à briques et celles de la traite de personnes. Alors jeune garçon, Yadav avait été dirigé vers des études d’art à Bénarès de façon à ce qu’il puisse facilement faire le design de l’équipement que son père coulait à la fonderie de la mine. Yadav a découvert que ces peuples indigènes de Dhanbad étaient exploités par des gangs qui les regroupaient et les mettaient au travail dans des fours, où les briques étaient produites par combustion du charbon. Il a commencé à recueillir leurs signatures par empreinte de leur pouce sur leurs portraits, puisqu’ayant été dispersés, ils ne possédaient aucun papier d’identité, ainsi on pouvait les payer au salaire minimum. Le travail de Yadav utilise la complexité du langage, du travail et de la migration comme constructions conceptuelles des récits intimes qui ont été les siens.
Fermer«Vieux, tu devrais»
Namdeo Dhasal (1949–2014)
« Vieux, tu devrais »
Extrait de Golpitha, 1972
Poème en marathi imprimé sur vinyle adhésif
368,3 x 72,90 cm
Télécharchez la version en français
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Namdeo Dhasal est né en 1949, à l’époque de la rédaction de la Constitution indienne. Poète et militant, il appartenait à la caste des Mahars, issue principalement de l’État du Maharashtra. Dans sa langue, le marathi, le terme « dalit » se traduit par « brisé » et désigne une caste considérée comme intouchable, située au plus bas d’une hiérarchie sociale établie par les règles brahmaniques imposées par l’hindouisme. Dhasal est né dans un petit village près de la ville de Pune, mais il a déménagé à Mumbai dans son enfance et a grandi dans le quartier chaud de Kamatipura. Sa poésie s’inspire des traditions du théâtre oral folklorique, et la langue qu’il emploie est formée de couches de dialectes, d’expériences personnelles, d’influences mythologiques et de noms vernaculaires désignant des objets, des animaux et des parties du corps humain. Dhasal emprunte aussi au vocabulaire qui l’entourait à Kamatipura — un quartier considéré comme renfermant les bas-fonds sordides de Mumbai — un mélange d’urdu, de marathi, de telugu, de népalais et de kannada provenant de religions et d’origines ethniques variées. Son lexique est tiré des échanges quotidiens entre les prostituées et les proxénètes, et du langage des ouvrier·ère·s, des artisan·e·s et des criminel·le·s, coloré d’adages, de jurons et de références à l’expérience vécue de la population la plus opprimée du pays.
Son poème « Vieux, tu devrais » est tiré de son premier recueil Golpitha (1972). Le poème grossier et irrévérencieux dénonce les stigmates que portent dans leur corps les personnes perçues comme intouchables et la haine qui les assaille de la naissance à la mort en raison des tâches qui leur sont « assignées » : celles de nettoyer les égouts, de ramasser des déchets et de transporter des carcasses d’animaux. Le texte reflète l’oppression et la violence de caste ; il décrit les siècles de crimes commis au nom d’un système hiérarchique qui s’immisce dans tous les pans de la société. Il fait suinter la vie du poète à travers ses yeux, de sorte que nous puissions, le temps d’un seul clignement, partager son enfer quotidien. Il en appelle à la destruction totale du code brahmanique, et à un recommencement fondé sur un amour humain réciproque.
En 1972, Dhasal a fondé le mouvement Dalit Panther avec Raja Dhale, J. V. Pawar et Arun Dangle, inspiré par le Black Panther Party américain. Les Dalit Panthers cherchaient à rassembler les Dalit·e·s, qui demeurent à ce jour victimes de violences, en protestation contre l’oppression de leur caste. La Golpitha qui donne son titre à son recueil est une figure symbolisant l’intouchable : c’est une prostituée au service des autres, qui s’abaissent à leur tour, comme l’explique le poète Dilip Chitre, principal traducteur de Dhasal du marathi vers l’anglais.
FermerEXPLOREZ
Les constitutions écrites sont les marqueurs significatifs et les outils légaux de la gouvernance moderne. Les constitutions décrivent les opérations fondamentales de gouvernance, au même titre que les droits civiques et humains. Dans un contexte démocratique, les constitutions confèrent une légitimité aux nations, défendent les revendications de souveraineté et protègent contre les abus de pouvoir. Entre les mains des états autoritaires, elles peuvent être manipulées et servir des intérêts contraires. Les constitutions visent aussi à définir et à investir dans ses fonctions la communauté, en d’autres mots les concitoyen·ne·s, en formulant les conditions de leur participation à la gouvernance, par exemple en accordant le droit de vote. Par conséquent, les constitutions sont des documents légaux fondateurs et pérennes pour les nouvelles nations ainsi que la source de nouvelles identifications politiques et de possibilités d’action pour leur population.
Au plan individuel, votre constitution fait référence à votre santé et à votre profil psychologique, émotionnel et physique. Votre constitution est votre capacité de contenance, la synthèse de votre tempérament et de vos traits de caractère. Plus largement, la constitution est une autre façon de définir la composition d’ensemble, l’arrangement ou la combinaison qui construit quelque chose.
Explorez
Parcourez l’exposition à la recherche de toutes les définitions des constitutions : Qui en sont les protagonistes et quelles sont leurs positions sociales ? D’où tiennent-ils ou elles leur discours ? Qui représentent-ils ou elles ? Quels documents sont présentés dans l’exposition ? Quelle est leur provenance ? Sous quelle forme matérielle apparaissent-ils ? Comment sont-ils associés ? Et comment ces formes arrivent-elles à exposer, à transmettre ou à révéler des constitutions ?
Les états de l’être et de la conscience : Comment les constitutions psychologiques, émotionnelles et physiques sont-elles formées, transgressées ou manipulées par les systèmes capitalistes, coloniaux, et les systèmes de caste ? Quelles constitutions doivent être conçues, promues ou créées dans le but de confronter et de résister aux inégalités ?
FermerSous le système hindou de castes Varna, le statut d’intouchable est assigné à quiconque est né dans une caste inférieure et il place ces soi-disant intouchables à l’extérieur de la hiérarchie varna, qui comporte quatre niveaux, et au bas de la société. Pensée comme une source d’impureté et de pollution, l’intouchabilité sert de motif à une exclusion sociale dévalorisante, l’exploitation par le travail et les abus sexuels et physiques. Malgré les droits civiques mis en place depuis le milieu du XXe siècle, ces inégalités cruelles persistent dans la société indienne actuelle.
Comme le note Tamhane dans son essai qui accompagne l’exposition, l’adoption d’une identité dalite au lieu du statut d’intouchable implique une transformation personnelle sociale et politique. Faisant face aux accusations de transgression, la prise de position dalite réfute les lignes d’exclusion rigides du système des castes. Cette résistance révèle que ce qui est considéré comme toxique, corrosif et polluant relève en fait de ce système injuste, et que les Dali.e.s sont contraint·e·s d’en subir les effets plutôt que les déterminer. Se combinant à l’oppression de classe et de genre, les castes construisent l’exploitation des corps au travail, dans le but de les soumettre à toutes les formes d’usure et de contamination. Ces corps demeurent utiles aussi longtemps qu’ils ont de la valeur pour le capital et ses systèmes sociaux, ce sont des outils qui seront utilisés jusqu’à la mort ou alors abandonnés lorsque épuisés, mutilés et malades.
Explorez
Des sujets sans limites : Quels types de limites pouvez-vous identifier dans l’exposition? Quelles voies sont prises pour les défier ? À quel moment ces transgressions sont-elles reliées à l’autoaffirmation et à la prise de conscience ? À quel moment rencontrent-elles de la résistance ? Quand mènent-elles à un échec ?
Des corps de substitution : Observez comment Yadav et Potnis utilisent des objets non-humains pour représenter le corps. Quel rôle ces objets jouent-ils ? S’intègrent-ils au corps ou en prennent-ils le contrôle ? Sont-ils productifs ou destructifs ?
FermerCette exposition donne une image de l’Inde contemporaine à la croisée des chemins entre deux récits concurrents. D’un côté, l’Inde est imaginée comme un pays démocratique séculaire, tel que la définissent sa constitution ainsi que sa gouvernance dominante de 1949 jusqu’à la première partie de ce siècle. D’un autre côté, l’Inde est vue comme un État hindou radical où la vie culturelle, sociale et politique est déterminée par des orthodoxies religieuses d’extrême-droite. Ces deux récits sont traversés par la persistance de l’oppression et la violence de caste, conjuguées à l’exploitation capitaliste des classes pauvres et laborieuses et à la discrimination subie par les minorités religieuses.
Un élément clé du travail de chaque artiste consiste à demander comment transmettre et rendre concrets les effets ressentis et vécus des contradictions soulevées par la rencontre de ces récits. Comment ces histoires et ces positions sont-elles non seulement prises en compte mais rendues sensibles? Comment peut-on les retrouver dans les objets et les documents? Comment peuvent-elles se lire sur le corps? À qui s’adressent ces récits? Et qui construisent-ils?
Explorez
La politique du corps : Examinez comment Hura et Potnis approchent la fabrication de l’image et la narration. Quelles sortes d’images de l’Inde contemporaine Hura utilise-t-il ? Quelles comparaisons établit-il entre ces images et dans quel but ? Comment Potnis plaide-t-elle pour un contre-récit qui rende compte de l’expérience vécue et de la maladie de son oncle ? Quelles preuves en donne-t-elle ?
Les actes écrits : Observez les interventions de Mani et de Goody au cœur de l’acte légal de la Constitution et de l’autorité du Manusmriti. Qu’est-ce qui est mis en scène dans leurs gestes respectifs — l’écriture et le dessin chez Mani, le dépulpage et le revêtement chez Goody ? Comment ces actions confrontent-elles leurs documents sources ? Enfin, comment la Constitution et le Manusmriti sont-ils modifiés pour héberger d’autres voix, d’autres interprétations et d’autres affirmations ?
FermerGLOSSAIRE
Juriste, économiste, politicien et réformateur social indien, Bhimrao Ramji Ambedkar est né en 1891 au sein de la caste Maher Dalit dans l’état central du Madhya Pradesh. Il a subi une forte discrimination au cours de son enfance, particulièrement à l’école primaire. À l’université, il a étudié l’économie et les sciences politiques à l’Université de Bombay, pour ensuite obtenir une maîtrise de l’Université de Columbia et un doctorat de l’École économique de Londres. Sa pensée propose une synthèse de la critique sociale de Karl Marx, de la conception étatsunienne de la démocratie élaborée par John Dewey, et de l’activisme pour les droits civiques de W.E.B Du Bois, auxquels il a joint la justesse de sa propre analyse des castes, des classes et du colonialisme. De retour en Inde, il a travaillé comme avocat à la défense des droits des Dalit.e.s et de la caste inférieure. Il a lancé d’importantes campagnes de désobéissance sociale à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Il a aussi produit de nombreux écrits et conférences à ce sujet, notamment son livre de 1936 L’annihilation des castes. Il a occupé le poste de ministre du Travail sous le régime britannique puis, à la suite de l’indépendance de l’Inde en 1947, il s’est joint au gouvernement du Congrès national indien en tant que premier ministre de la Justice et a dirigé la rédaction de la Constitution de 1950, dans laquelle il a inclus l’affirmation des libertés civiques des Dalit.e.s. En 1951, Ambedkar a démissionné du cabinet pour protester contre le retard dans l’adoption du Hindu Code Bill, qui avait pour but d’inclure dans la loi indienne l’égalité des genres et les droits des femmes. Conscient de l’interpénétration de l’oppression de caste et de la violence inhérente à l’hindouisme orthodoxe, Ambedkar se fit le défenseur de la conversion des Dalit.e.s au bouddhisme, ce qu’il fit lui-même juste avant sa mort en 1956.
FermerLa caste institue un système héréditaire qui divise la société en groupes fixes où chaque caste constitue une entité fermée comportant ses propres prescriptions concernant le travail et le statut social, retenant comme lignes de partage la pureté et l’impureté. Dans un tel système endogame, chaque groupe est contraint à des règles strictes d’intermariage et l’appartenance est assignée à la naissance. En Inde, le système hindou de castes Varna est structuré en quatre catégories, de la plus haute à la plus basse dans cet ordre : les Brahmins, les Kshatriyas, les Vaishyas et les Shudras. Sont exclus du système de castes les Dalit.e.s, ou avarna (en d’autres mots, les castes répertoriées ou les intouchables soumis au mépris), et les groupes autochtones Adivasi (ou tribus répertoriées). Au sein de ce système, les privilèges accordés aux castes supérieures se fondent sur l’oppression et l’exploitation des castes inférieures. Il apparaît donc que le système de castes correspond exactement aux divisions capitalistes et patriarcales du travail.
FermerNarendra Modi, l’actuel Premier Ministre de l’Inde, est le leader du parti de droite Bharatiya Janata Party. Né en 1947, Modi s’est joint, dans sa jeunesse, au groupe paramilitaire nationaliste hindou Rashtriya Swayamsevak Sangh. Sous l’influence du groupe, il a été nommé au BJP en 1985, accédant au poste de Secrétaire général, et, en 2001, à celui de Ministre principal de l’État du Gujarat. En 2002, il a suscité un pogrom intercommunal, provoquant plus de 2 000 morts, en majorité des musulman·e·s. Modi fut nommé candidat du BJP au poste de Premier Ministre en 2013. Sous sa direction, le Parti obtint une majorité de sièges à la chambre basse lors de l’élection générale indienne de 2014, et il en fut de même en 2019. Le BJP gouverne l’Inde conformément à la politique économique néolibérale, à des objectifs de croissance militaire et aux principes de l’idéologie nationaliste hindoue, l’Hindutva. Prioritairement au service d’un électorat hindou dans un pays pourtant multiethnique, religieux et, par sa Constitution, laïque, le BJP défend le révisionnisme historique, le protectionnisme culturel, la conversion religieuse et le communautarisme. Fidèle à l’Hindutva, le Parti accroît la stratification sociale produite par le système des castes, menace la liberté académique et la liberté de presse, et renforce les divisions sectaires.
FermerL’esthétique dalite doit se comprendre comme une production culturelle des Dalit.e.s qui fait la critique du système des castes et rend compte de leurs conditions de vie. Issu d’un mot sanskrit significant brisé, écrasé, divisé ou dispersé, le terme Dalit opère une forme d’identification politique, proposée à l’origine par le réformateur social anti-caste Jyotirao Phule et popularisée par B.R. Ambedkar. Au-delà d’une représentation consciente de l’oppression de caste, l’esthétique dalite se justifie par sa défense des droits des Dalit.e.s. D’abord fondée sur le réalisme social, l’esthétique dalite s’appuie sur la critique sociale et une préoccupation pour l’expérience vécue des Dalit.e.s. Elle trouve ses fondements dans la littérature et la poésie des années 1960 et 1970 pratiquée par des auteur·trice·s dallit.e.s, comme le démontre le poème de Namdeo Dhasal inclus dans cette exposition. Ces méthodes et convictions ne se limitent pas à l’écriture, elles s’étendent à d’autres médias et disciplines pour adopter des formes complexes de représentation, de protestation et d’analyse, comme le démontrent respectivement Rajyashri Goody, Sajan Mani et Birender Yadav par leurs œuvres présentées dans Constitutions.
FermerRESSOURCES COMPLÉMENTAIRES
La situation des intouchables en Inde aujourd’hui, ARTE. https://youtu.be/Yayhx4-PfTk
Narendra Modi : le gourou du nationalisme hindou. France Culture, 16 octobre 2019. https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/asie-les-nouveaux-hommes-forts-34-narendra-modi-le-gourou-du-nationalisme-hindou-ational-populisme
Arundhati Roy, Le nationalisme indien peut-il inclure les minorités religieuses ?, 20e Festival du film et forum international sur les droits humains, 13 mars 2021. https://youtu.be/rTlIC0FkWVw
Gilles Verniers, L’ Inde de crise en crise, Centre d’études et recherche internationale, Université de Montréal, 17 avril 2021. https://youtu.be/Mis5dMuNXBQ
FermerCardey, Jiliane, dir. Pour une poignée de ciel : poèmes au nom des femmes dalit. Paris : Éditions Bruno Doucey, 2020.
Deliège, Robert. Les castes en Inde aujourd’hui. Paris : Presses universitaire de France, 2006.
– – – – –. Le nationalisme hindou. Levallois-Perret : Studyrama, 2017.
Gidla, Sujatha. Des fourmis parmi les éléphants : l’histoire vraie d’une famille d’intouchables révolutionnaires. Traduit du anglais par Maryse Prat. Paris : Banyan, 2020.
Heuzé, Gérard. Des intouchables aux Dalit : les errements d’un mouvement d’émancipation dans l’Inde contemporaine. Pondichéry: Institut français de Pondichéry, 2006.
Lorrain, Marie-Claire. Ambedkar : messie des intouchables, père de la démocratie indienne. Paris : L’Harmattan, 2003
Maximin, Colette. Noirs, Intouchables, Burakumin : L’autoémancipation des « sous-hommes » par la littérature. Paris : L’Harmattan, 2020.
Roy, Arundhati. Capitalisme : une histoire de fantômes. Traudit du anglais par Juliette Bourdin. Paris : Gallimard, 2016.
Valmiki, Omprakash. Joothan : autobiographie d’un intouchable. Traduit du hindi par Nicole Guignon et Florent Lelièvre. Paris : L’Asiathèque, 2018.
Viramma, Josiane Racine et Jean-Luc Racine. Viramma : Une vie paria. Paris : Pocket, 2001.
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