Je suis là même si tu ne me vois pas
La latence est une des problématiques qui anime la production artistique des artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, que ce soit leurs films, leurs vidéos ou leurs photographies, voire même les textes et récits qu’ils écrivent. Elle recèle ce qui ne peut être entièrement présent, restitué, retrouvé ou connu comme quelque chose qui sommeille et qui pourrait peut-être se réveiller. C’est la réminiscence d’une image, d’un savoir qu’il est difficile de saisir. Elle suggère également une quête, une recherche constante, à laquelle artistes et spectateurs participent, et les œuvres réunies dans cette exposition en sont à la fois l’amorce, le processus et la matérialisation.
Ce concept est nourri de l’Histoire récente du Liban, violente, destructrice et infiniment complexe dans la nature et les conséquences de ses conflits. Hadjithomas et Joreige ne cherchent pas à écrire cette Histoire, mais plutôt à y résister dans sa forme totalisante en sondant son envers : ses facettes cachées, ignorées, oubliées, secrètes ou inclassables pour l’interroger et par là même explorer « la division du monde d’aujourd’hui ».
La diversité des modes de présentation et de représentation de l’image dans leur travail repose sur un usage du document (d’archives, populaire ou de famille) et de la fiction qui ne les oppose pas l’un à l’autre mais plutôt examine, en brouillant leurs frontières, leur capacité à générer un discours qui interroge l’image. Cette rencontre aiguise le regard et l’esprit.
L’exposition présente des œuvres majeures telles que Le Cercle de confusion (1997), Khiam 2000-2007 (1999-2007) et des réalisations récentes inédites en Amérique du Nord telles que Trophées de guerre (2006-2007) et Faces (2009). Elle est l’occasion de se saisir de ce travail formant une suite de récits qui cherchent à déplacer le regard, à partager des interrogations, à la recherche « d’instants de vérité ».
– Michèle Thériault
Produit avec l’appui du Frederick and Mary Kay Lowy Art Education Fund.
Commissaire : Michèle Thériault
La 11e édition du Mois de la Photo à Montréal s’intitule Les Espaces de l’image et propose d’explorer la question des dispositifs et de la mise en espace, dont l’étendue des possibilités appelle de plus en plus un positionnement conscient des photographes dans leur rapport à l’exposition. Parties intégrantes des projets, les méthodes de réalisation et les modalités de visualisation exercent une influence directe sur l’esthétique des images. Commissaire invitée : Gaëlle Morel.
Exposition produite par la Galerie Leonard & Bina Ellen avec l’appui du Conseil des Arts du Canada.
LES ARTISTES
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige habitent Paris et Beyrouth où ils sont nés en 1969. Ils réalisent des films de fictions, des documentaires et des installations. Ils font partie de cette génération d’artistes, de cinéastes, d’écrivains et d’intellectuels qui ont fait renaître une vie artistique à Beyrouth après 15 ans de guerres civiles dans un pays toujours aux prises avec une profonde instabilité.
FermerNotre démarche artistique problématise les enjeux de l’image et pose la question de la représentation, de la mémoire, de notre présent et de la difficulté de réfléchir l’Histoire. Nous cherchons à donner à voir, à voir nous-même, avec plus de complexité et de nuances, des situations qui ont tendance à être schématisées et simplifiées.
Il ne s’agit pas simplement de parler du Liban mais plutôt d’interroger la division du monde d’aujourd’hui. Quelles attitudes adopter pour redonner puissance à l’image, pour susciter des émotions, partager des questions?
Nos installations artistiques ou nos films élaborent des stratégies comme une raréfication, une soustraction de l’image, un travail autour de la latence, de l’état de ce qui existe de manière non apparente mais qui peut à tout moment se manifester (comme dans Images latentes ou Images rémanentes et qui donne son titre à l’exposition car la latence c’est « être là meme si tu ne me vois pas »), de l’évocation (comme dans Khiam 2000-2007 ), comme aussi la fabrication de nouvelles icônes Wonder Beirut, le travail autour de la narration, du document, de la participation du spectateur . . .
Cette façon de déplacer le regard, de le questionner, de le détourner est fondamentale. Il s’agit de pousser le spectateur à poser un regard autre sur l’image, sur ce qu’il ne connaît pas encore ou croit connaître. Les images produites à partir de documents politiques ou d’archives familiales que nous nous approprions tentent alors de retrouver une puissance, de susciter des émotions, construisent des récits. L’image est donnée à voir et travaillée d’une certaine façon pour permettre à celui qui regarde de questionner le regard même qu’il pose sur elle. Nous avons une grande foi dans le spectateur.
Nos films, nos vidéos ou nos installations photographiques rendent compte d’histoires tenues secrètes et qui sont une forme de résistance face à l’histoire officielle, l’histoire écrite « par les vainqueurs ». Le fait d’être en même temps, cinéastes et plasticiens, nous permet aussi d’explorer des idées et des formes différentes et de les développer dans des films, comme A Perfect Day ou Je veux voir et dans des installations que nous faisons au même moment, portés par la même obsession et la même nécessité personnelle et formelle. Et selon le développement, la technique adoptée, les envies qui viennent, cela peut prendre une forme ou une autre : vidéo, photo, installation, cinema . . . Le principal, c’est que les choses ne soient pas figées mais soient continuellement dans l’état de la recherche, de la mise à l’épreuve, en quête d’une émotion, d’une réflexion et d’un questionnement communs, d’ « instants de vérité ».
FermerLES ŒUVRES
Hadjithomas et Joreige font face à l’absence de documents et aux récits souvent tronqués ou partiels de l’histoire de Beyrouth. Avec Le Cercle de Confusion (1997), ils proposent au spectateur de retirer et d’éparpiller 3 000 fragments d’une photographie aérienne de la ville. L’image, ramenée à une surface fragile et éphémère, fait écho à la destruction tant historique que symbolique de Beyrouth. Agissant contre la stigmatisation ou l’effacement des événements de la guerre au Liban, les artistes créent une image lentement menacée de disparition qui évoque les failles de la mémoire.
Cette œuvre participe à un questionnement sur la représentation et critique les définitions toutes faites de la ville. Chacun des 3000 fragments, collés sur un miroir, est numérotés et tamponnés « Beyrouth n’existe pas ». L’installation permet aussi au spectateur, par son choix, de se révéler et de se refléter : Impossible de saisir la ville, on en tient qu’un fragment.
L’œuvre Le Cercle de confusion de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige est produite et présentée par Le Mois de la Photo à Montréal et la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia dans le cadre de l’exposition Je suis là même si tu ne me vois pas.
EXPLOREZ
- la fragmentation de l’image, comment elle renvoie à la ville et ce qu’elle en révèle.
QUESTION
- En quoi la participation du spectateur à cette œuvre, par le retrait et la prise de possession d’un fragment de la ville de Beyrouth, ajoute-t-elle au sens du Cercle de confusion ?
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Images rémanentes est un film super 8 d’une durée de 3 minutes, tourné dans les années 1980 par l’oncle maternel de Khalil, kidnappé durant les guerres civiles comme 17 000 autres libanais dont on est toujours sans nouvelles. Le film est demeuré latent pendant plus de 15 ans. Nous l’avons retrouvé en 2001 et envoyé au laboratoire. Quand nous l’avons développé, après toutes ces années, il est apparu voilé, tout blanc. Mais à force de travailler sur la correction des couleurs, sur les couches du film, des images sont progressivement réapparues comme si elles refusaient de disparaître et revenaient nous hanter.
EXPLOREZ
- l’importance de la mémoire et du souvenir tant dans cette œuvre que dans l’histoire plus large à laquelle elle renvoie, par la juxtaposition de circonstances radicales et d’images intangibles, éthérées.
QUESTION
- Comment les images et le récit se combinent-ils et servent-ils d’activateur de la mémoire dans cette œuvre ?
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180 secondes d’Images rémanentes est une œuvre issue de l’installation Images rémanentes autour du film Super 8 de 3 minutes (180 secondes). Nous avons imprimé toutes les images du film. Chacun des photogrammes a été individualisé, découpé et placé en spirale pour constituer une mosaïque de 4500 vignettes. Chaque photogramme, réduit à 4 x 6 cm est collé par un Velcro, ce qui donne une sensation de « frétillement ». A première vue, c’est un tableau abstrait blanc violacé. Mais l’on peut distinguer, selon le lieu où l’on se place pour regarder l’image, dans cette surface opalescente, la présence de lieux, de silhouettes fantomatiques, un bout de mer, un bateau qui s’éloigne . . .
EXPLOREZ
- les origines des images qui composent cette œuvre, et les principes organisateurs qui leur sont appliqués.
QUESTION
- Est-ce que la manière dont cette œuvre est organisée est révélatrice de quelque chose ? Si oui, quel est le processus de révélation, et qu’est-ce qui est révélé ?
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Troisième volet du projet Wonder Beirut
Retirer nos images du flux, c’est ainsi qu’a débuté ce projet. Ayant accumulé depuis plusieurs années des bobines de film non développées, nous avons ont pris le parti de les conserver dans des tiroirs, de les dater, et de les répertorier dans un carnet rédigé par le personnage fictionnel Abdallah Farah. Celui-ci nous accompagne dans plusieurs de nos travaux liés au projet Wonder Beirut. Ces images latentes forment une sorte de journal relatant vie familiale et sentimentale, recherche photo-graphique ainsi que l’histoire mouvementée du Liban contemporain.
EXPLOREZ
- les notions de mémoire, de récit et de fiction et les façons dont celles-ci coexistent et interagissent dans cette œuvre.
QUESTION
- Que signifie le mot « latent », et comment le concept de « latence » est-il exploré au travers d’images inaccessibles et non récupérées sur un film non développé, et de récits qui prennent potentiellement forme autour d’elles ?
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Au Liban, nous vivons entourés de morts qui nous regardent. Depuis le début des guerres civiles jusqu’aujourd’hui, des affiches recouvrent les murs. Ce sont des images d’hommes morts tragiquement au combat ou lors d’attentats ou de missions et que nous nommons des martyrs. Depuis des années, nous photographions ces affiches de martyrs de différents partis, de différentes confessions ou appartenances, dans différentes régions du sud au nord du pays, mais nous choisissons seulement des affiches que le temps a énormément altérées. Placées en hauteur, souvent dans des lieux difficiles d’accès, ces affiches demeurent là, les traits, les noms ont disparu, il reste le galbe du visage, une silhouette à peine esquissée, souvent non reconnaissable.
Nous avons photographié ces images à différentes périodes de leur effacement progressif. Puis avec un graphiste et différents dessinateurs, nous avons essayé de retrouver certains traits, d’en accentuer d’autres, de ramener par le dessin l’image, la trace, de la matière, une rémanence. Le dessin s’élabore selon le principe de l’étude, tentant de retenir le plus fidèlement un rapport au réel ou selon le principe de l’esquisse renvoyant plus à une sensation et à une impression. Mais l’image peut-elle revenir ? Est-elle à la hauteur de la promesse qu’elle véhicule ? Dans quel sens faut-il lire ces images ?
EXPLOREZ
- les façons dont Faces aborde les questions de l’existence et de la réalité, du martyre, de la commémoration et de l’oubli.
QUESTION
- Dans cette œuvre, comment les images sont-elles manipulées, et à quelle fin ? Qu’est-ce qui devient apparent ou visible ?
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Série de photographies autour de véhicules militaires abandonnés au moment du retrait israélien du sud Liban en 2000. Ces « trophées de guerre » faisaient l’objet d’une exposition temporaire au camp-musée de Khiam quand ils ont été à nouveau détruits durant la guerre de juillet 2006. Ils opèrent un glissement temporel : ils sont les indices d’une autre guerre, les témoins et les victimes d’une nouvelle. Photographiés à partir d’un même dispositif frontal avec un travail sur la profondeur de champ, ils produisent une étrange sensation de décalage, deviennent symptomatiques, apparaissent anachroniques et pathétiques.
EXPLOREZ
- la notion de « trophée » et la manière dont elle s’applique à cette œuvre.
QUESTION
- Quel est le récit construit par la nature même de ces photographies, proches de la maquette; que nous apprend-il et en quoi nous interpelle-t-il ?
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(Sous-titres anglais)
L’installation vidéo Khiam 2000-2007 est une expérimentation sur le récit, sur la façon dont, à travers une parole, l’image se construit progressivement sur le principe de l’évocation. Elle est constituée de deux films tournés à 8 ans d’intervalles mais reprenant un même dispositif.
Lors du premier film, ce dispositif tentait de pallier l’absence d’image car à l’époque, il était impossible de se rendre au camp de détention de Khiam au Sud Liban, situé dans la zone occupée par Israël et par sa milice supplétive, l’Armée du Liban Sud. Nous n’en avions aucune image, comme une impossibilité de la représentation. Les anciens détenus du camp de Khiam nous racontent comment ils ont réussi à survivre grâce au travail artistique. Ils ont fabriqué en clandestinité une aiguille, un crayon, un jeu d’échecs…
En mai 2000, après le retrait des troupes israéliennes du Sud du Liban, le camp est démantelé puis transformé en musée avant d’être totalement détruit par les raids israéliens durant la guerre de juillet 2006.
En 2007, nous avons retrouvé les six anciens détenus. La situation avait quelque chose de similaire, puisque le camp de détention n’était plus visible, devenu un tas de ruines. Hier traités en héros, ces anciens détenus de Khiam, nous paraissent aujourd’hui quelque peu défaits. Les « vainqueurs » du moment ne les prennent pas toujours en considération, l’histoire de cette période se réécrit souvent sans eux. Nous leur avons demandé de réagir sur des questions de mémoire, d’Histoire, et surtout autour de la proposition qui est aujourd’hui émise par certains : reconstruire le camp de Khiam à l’identique. Mais peut-on reconstruire un camp de détention ? Comment préserver la trace ?
EXPLOREZ
- les façons dont la mémoire, l’histoire et les mots contribuent à un processus de représentation et de reconstruction de Khiam.
QUESTION
- Quels sont les types de questions soulevés ici, et comment le sont-ils, du point de vue de la possibilité d’une réécriture d’événements historiques et de la reproduction d’artefacts ?
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(arabe avec sous-titres anglais)
DV CAM transféré sur DVD
42 min
Avec l’aimable concours des artistes
La copie de notre premier long métrage a disparu au Yémen, le jour du dixième anniversaire de la réunification du Sud et du Nord du pays. Un an après, nous partons sur les traces du film perdu. Une enquête entre Sana’a et Aden, une recherche personnelle autour de l’image et de notre statut de cinéastes dans cette partie du monde . . .
EXPLOREZ
- le processus d’investigation que l’image subit et la construction simultanée d’un récit et d’un film.
QUESTION
- Quelles sont les conclusions que Hadjithomas + Joreige tirent à propos du rôle joué par l’image et, plus précisément, par l’image cinématographique et son contexte, dans le monde arabe ?
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POUR DE PLUS AMPLES RENSEIGNEMENTS
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, site Internet officiel. http://www.hadjithomasjoreige.com/
Ardenne, Paul. Joana Hadjithomas, Khalil Joreige. Art Press 354 (2009): 90-1.
Azoury, Philippe. Il court, il court, le furet cinéma. Cahiers du cinéma 577 (mars 2003): 70.
Davies, John. What Can Cinema Do?. C Magazine 101 (2008): 7-9.
Frodon, Jean-Michel. Tu n’as rien vu à Saïda. Cahiers du cinéma 634 (mai 2008): 30.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. A State of Latency in Iconoclash: The Image Wars in Science, Religion, and Art. Karlsruhe: ZKM; Cambridge, MA: MIT Press, 2002. 242-247.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. Demain, on rentre à Beyrouth. Les Inrockuptibles 577-578-579 (2006/2007): 18-19.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. Latency dans Homeworks. Beyrouth: Ashkal Alwan, 2002. 40-48.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. Liban, reconstitution historique. Mouvement 41 (octobre-décembre 2006): 14-17.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. OK, I’ll Show you my Work. Discourse 24.1 (hiver 2002): 85-98.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. Que faisiez-vous entre cette aube et la dernière. Specimen 4 (1998): 68-77.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. Tel un oasis dans le désert/Like an Oasis in the Desert dans Appel à témoins. Quimper, France: Lequartier, Centre d’art contemporain de Quimper, 2004. 63-83.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. The Story of a Pyromaniac Photographer. Cabinet 16 (hiver 2003): 37-39.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. Une solitude intenable. Les Inrockuptibles 556 (juillet 2006): 18-19.
Hadjithomas, Joana, et Khalil Joreige. Wonder Beirut. Mission Impossible 1 (hiver/printemps 2006): 14-29.
Hersant, I. Temps de guerre, terre de ruines et ciel de fête: Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Où sommes-nous? Espace Topographie de l’Art. ETC no. 81 mars-avril-mai 2008 : 68-69.
Lequeret, Elisabeth. Et nous, où sommes-nous? Cahiers du cinéma 615 (septembre 2006): 44-5.
Lequeret, Elisabeth. Hadjithomas & Joreige, la possibilité d’une ville. Cahiers du cinéma 610 (mars 2006): 35.
Mack, Joshua. Hadjithomas & Joreige. Art Review 13 (juillet/août 2007): 84-5.
Neyrat, Cyril. Open the Door, Please. Cahiers du cinéma 624 (juin 2007): 48
Rehberg, Vivian. Joana Hadjithomas and Khalil Joreige: Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Modern Painters 21.3 (avril 2009): 71.
Thirion, Antoine. Les intermittences du jour : A Perfect Day de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Cahiers du cinéma 610 (mars 2006) : 34-35.
Wright, Stephen. Tel un espion dans l’époque qui naît: la situation de l’artiste à Beyrouth aujourd’hui / Like a Spy in a Nascent Era: On the Situation of the Artist in Beirut Today. Parachute 108 (octobre/novembre/décembre 2002): 12-31.
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