Un manifeste apocalyptique avec 13 textes brefs ancrés dans l’expérience de celles et de ceux qui subissent ce que vous appelez l’apocalypse.
D’autres lieux
D’autres vies
D’autres parcours
D’autres regards
D’autres langues
Perspective décoloniale pour en finir avec l’histoire coloniale et les discours dominants.
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I GOUDOUGOUDOU
Je prends l’avion. Direction Port-au-Prince. Je me rappelle chaque fois que je voyage en Haïti. C’était un 12 janvier 2010. Débarqué dans l’après-midi au pays, je me laissais bercer par la mélodie du petit orchestre qui chantait Ayiti chéri à l’aéroport Toussaint Louverture. J’ai capté sur la route paysages, couleurs, soleil pour donner dos à l’hiver. Rentré à l’hôtel, j’ai déposé mes bagages dans la chambre. Je suis allé au restaurant avec mon ami Dany Laferrière. Nous avons à peine le temps de placer la commande, poisson Gros-sel pour moi, et homard pour Dany. Soudain, un bruit fou monte de la terre. Un grand bruit de tonnerre de diable. Un bruit vaudou loray kale. Un bruit qui bat le tam-tam. Les ténèbres règnent. Je n’ai rien su. Je n’ai rien vu. Personne n’a rien su. Personne n’a rien vu. Tout le monde par terre. Le béton de la cour s’est ouvert comme pour nous avaler. Les arbres n’ont pas résisté. Les maisons non plus. La poussière recouvre le ciel. Les radios parlent et répètent le mot séisme. Un vertige de malheurs. Une cacophonie de détresses. Les chiens n’ont pas jappé. Les experts ont évalué les dégâts. On a compté les morts. 300 000.
On danse la mort. On joue la mort. Comme si les morts étaient plus vivants que les vivants.
II Bill Clinton
Séisme de magnitude 7.3. Bill Clinton lance un appel au don : « Envoyez même un ou deux dollars ». Préval, le président du pays, pleure, impuissant. Bill Clinton dirige les opérations à travers sa fondation. Il dit reconstruction. Il répète et tout le monde répète après lui Country open for business. Les marines débarquent. Des drapeaux étoilés flottent sur tout le territoire. Ils appellent ça humanitaire. Des ONGs poussent sur les trottoirs. Ils appellent ça coopération. Eux. Elles. Ont enterré leurs morts. Eux. Elles. Le petit peuple des jours sans soleil ne dit pas un mot. Eux. Elles. Ont fait silence. N’ont pas eu le temps de pleurer ni de pointer du doigt le malheur. La détresse appelle la détresse. Pas de voix pour bercer les secousses. Leur maison disparaît dans les nuages. Leurs rêves tombent ras terre. Le seul mot qui sort de leur bouche est GOUDOUGOUDOU. Bill Clinton raconte, promet et légifère. Il finit par remballer le pognon. Des milliards, disent-ils, dans les officines. Dix ans après, personne ne sait où est passé l’argent. Le petit peuple prie, crie clémence au ciel. Les autres crèvent sur place. Bill, lui, crève le petit écran.
Capitaine, le naufrage t’appelle. As-tu un dernier mot ?
III
Les pauvres comme les chiens enterrent leur rêve dans leur cœur. Rév chen rete nan ké chyen. Ils ne demandent pas comment vas-tu ? La saison tient-elle ses promesses ? Les pauvres ont peur qu’on leur vole leurs questions. Disent non quand c’est oui. Oui quand c’est non. Ni oui ni non, mais… Car il y a dans les mots quelque chose de profondément irréparable. Le malheur doit se protéger du malheur. Les pauvres ont peur des mots. Ils marronnent. Ils ont inventé le verbe marronner. Les pauvres sont des pierres qui obéissent au soleil et à la pluie. Les pierres roulent et s’estompent TOUP TOUP le fleuve. GOUDOUGOUDOU. Le corps résiste sans résister. Corps devenu pierre. Corps qui dit l’absence. L’absence de toute absence. Ici, on ne nomme pas les choses. Le corps est aveugle.
J’ai une mémoire pour l’oubli.
IV Georges Castera
Gout pa gout
Lavi yon nonm prale
Goutte après goutte
La vie d’un être humain disparaît
Mon ami poète Georges est décédé
Je pense à lui ce dernier jour de janvier
Port-au-Prince perd de sa témérité
Port-au-Prince liquide ses épopées
Georges dit en créole FOUTRE
Sa langue a soif de justice
Sa langue a faim de musique
La terre voyage dans ses mains usées.
Frontières : Donald Trump fait monter des murs et des murs. Est-ce que cela veut dire que la terre n’est plus ronde.
V
Où sont mes yeux ?
M pa wè. Je ne vois pas.
Où sont mes pieds ?
M pa wè devan m.
Je ne vois rien.
Un traducteur refait l’histoire
Il dit avec dans sa langue
Je n’ai pas d’yeux pour voir
La voix tremble et dit le contraire de la vérité
la parole dépossédée de son écho
Eh oui, j’ai des yeux qui voient
Devan l’horizon est barré
La terre n’est plus terre
La mer aligne ses chimères
Et clame sa déroute
Point final
Je suis l’esclave. C’est jamais ma bouche qui parle de moi.
VI
Mireille est malade. Comment dit-on le mot maladie à Port-au-Prince tant tout semble atteint d’une étrange épidémie. Comme on ne guérit rien, alors il n’y a pas de malade. Tout le monde répond pa pi mal pour nier la maladie, pa pi mal, cela veut dire fous-moi la paix, faut contraindre la douleur à patienter, comme ci comme ça, tout le monde dit nap boule, on brûle. On ne saura jamais de quelle maladie souffre le pays. Tout le monde a le remède-miracle. Tout le monde sait que le changement est une hyperbole. Allez le dire à ces femmes qui marchent le matin avec leur faim en dents de scie. Regardez ces garçons qui vont à l’école en rangs serrés un hymne sur la langue pour tromper le jour qui naît. Mireille est malade. Je l’embrasse comme d’habitude pour prendre sur moi un peu de sa douleur. De sa mémoire. De sa sagesse. Pour lui donner un peu de mes voyages et de mes souvenirs. Je regarde Mireille. Tout recommence plus beau quand s’annonce la fin.
Christophe Colomb a découvert l’Amérique. La part du mensonge dans l’histoire n’est pas mesurable.
VII Wagane
Je suis à Dakar. Et là-bas, je suis Sérère. Mon frère Felwine m’appelle Wagane. Wagane veut dire l’invincible. C’est pas tout à fait ça. Wagane veut dire plutôt celui qui n’est pas encore vaincu. Je devais apprendre toutes les langues du monde pour nommer la mer. Le ciel. L’arbre. Le feu. L’air. La fin de toutes ces choses-là. Il paraît que je suis la fille du baobab brûlé. Je passe mon temps à chercher mon visage.
Je suis cannibale. C’est pas moi qui le dis.
VIII
Et qui sera l’Archiviste de ces peuples oubliés?
Ni l’eau des rivières, ni le condor repu, ni le vent de l’enfance (Khireddine Mourad)
Kay kraze nimero efase. Les maisons sont rasées. Les numéros sont effacés. Plus de trace. Plus de mémoire. Le récit d’enfance ne raconte pas l’enfance. Nous n’avons pas ce droit-là. Nous attendons toujours l’orage. Cela fait des années que nous attendons je ne sais quel effondrement qui n’a pas eu lieu. Ici l’enfance craque. Le temps craque. L’enfance n’existe pas dans nos langues. Ni dans les souvenirs.
L’histoire colporte des récits triomphants. Comme les rois n’existent plus, les valets auront droit de cité.
IX
Pour mes amis autochtones, j’ai changé ma chemise. J’ai aussi changé mon nom. Je marche dans la toundra. Je dors près du ciel. Je suis devenu gros gros chat dans leur langue. J’ai un nouveau nom. Nègre rouge d’Amérique, je suis adopté. Je dois me mettre debout pour nourrir les pierres qui chauffent. J’entends le tambour. Je parle à la rivière. Le chamane m’appelle. Je revois la lune. L’aigle. Le Labrador enchanté. Je tiens dans mes yeux l’horizon. Je dis kuei kuei. Je brûle dès l’aube du tabac pour saluer les Ancêtres.
Décolonial. Recommencer l’histoire.
X
La vie est un cercle, disent-ils. Ça tourne une fois. Ça casse. Tout recommence et ça continue sans jamais s’arrêter. La vie est un cercle jusqu’à ce que le cercle se brise. Puis, plus rien. Un malentendu comme une pluie soudaine.
Se raconter sans les mots en vomissant codes, protocoles et autres débris coloniaux.
XI
Prière à Dieu
Sans masque
Sans vergogne
C’est à Dieu qu’on parle
Direct-direct
C’est Dieu qu’on insulte
Sans savon
Merde Bondieu toi qui fouilles tes yeux dans notre misère
Merde Bondieu toi qui nous dis de tendre l’autre joue
Dégage !
J’ai mille noms et mille visages. En moi tous les tourments.
XII
Il faudra un jour prendre le temps de fermer les fenêtres pour pleurer les morts.
Des années sabbatiques pour feindre l’espoir ou pour compter le temps passé à désespérer. Les oiseaux ne sont pas oiseaux. Ils n’ont plus de branche. Où sont les arbres ? Où est la vie dont je suis nostalgique. Où est la mer ? Ce bleu est-ce la couleur de la mer, ou une grimace, un souvenir qui se fait sang face au petit matin désarmé ?
Colon, ta mère ! Nous racontons ainsi l’histoire coloniale.
XIII
Je n’ai pas l’habitude de la météo.
Il pleut ou le soleil tape fort.
On ne demande pas quel temps fait-il?
On cible le pain et l’eau
Pour se serrer la ceinture
Pour attendre demain
Pour défier l’ouragan
Pour accueillir la mort
Sans mots
La terre nous engloutit
Nous devons prendre le temps de parler à nos morts
– Rodney Saint-Éloi
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Poète, écrivain, essayiste, éditeur, né à Cavaillon (Haïti), Rodney Saint-Éloi est l’auteur d’une quinzaine de livres de poésie, dont Je suis la fille du baobab brûlé (2015, finaliste au prix des Libraires, finaliste au Prix du Gouverneur général), Jacques Roche, je t’écris cette lettre (2013, finaliste au Prix du Gouverneur général). Il dirige plusieurs anthologies. Il a publié Haïti Kenbe la! en 2010 chez Michel Lafon (préface de Yasmina Khadra), Passion Haïti, Québec, Septentrion, 2016; Paris Grandvaux, 2019. Pour la scène, il a réalisé plusieurs spectacles dont Les Bruits du monde, les Cabarets Roumain, et Senghor, Césaire, Frankétienne. Lui a été décerné le prestigieux prix Charles-Biddle en 2012. Il a été reçu en 2015 à l’Académie des lettres du Québec, promu compagnon des arts et des lettres du Conseil des Arts du Québec, en 2019. Il dirige la maison d’édition Mémoire d’encrier qu’il a fondée en 2003 à Montréal.
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Créé dans le cadre de l’exposition Ce qui n’est plus pas encore