Inauguré en 2012 à l’occasion du 50e anniversaire de la collection permanente de la Galerie Leonard & Bina Ellen, le programme d’expositions satellites SIGHTINGS a été conçu comme une plateforme d’expérimentation et de réflexion critique afin de questionner les possibilités et les limites de l’espace du «cube blanc» moderniste. Dans le cadre de la programmation 2015-2016, des artistes et des commissaires sont invités à s’intéresser de plus près aux mécanismes invisibles qui conditionnent la production et la diffusion de l’art, et à trouver de nouvelles stratégies pour les révéler au public. S’articulant autour de la problématique du travail et des enjeux que pose l’économie «immatérielle» de la culture, les projets présentés cette année permettent de reconsidérer certains aspects du fonctionnement de l’art qui, normalement, échappent au regard des spectateurs : de la distribution des rôles entre les différents acteurs du milieu artistique (artistes, commissaires, techniciens, assistants, médiateurs, etc.) aux rapports de force qui régissent leurs activités respectives, en passant par la remise en question du partage traditionnel entre le travail manuel et le travail intellectuel, la conception et l’exécution, la création et la production discursive.
SIGHTINGS est situé au rez-de-chaussée du Pavillon Hall au 1455 boul. de Maisonneuve Ouest.
23 septembre 2015 au 10 janvier 2016
Un projet de Karine Savard
La bande sonore du projet est disponible ici.
Une transcription du dialogue peut être téléchargée ici.
Ces documents, ainsi qu’un exemplaire de l’ouvrage Art Workers: Radical Practice in the Vietnam War Era de Julia Bryan-Wilson peuvent également être consultés sur place à la galerie.
Promenades
Promenades fait le lien entre la Galerie Leonard & Bina Ellen, située dans le pavillon J.W. McConnell, et le cube d’exposition de SIGHTINGS situé dans le pavillon Hall du campus du centre-ville de l’Université Concordia. Marcher de l’un à l’autre prend moins de cinq minutes.
L’essai important de Robert Walser, La promenade, développe un prisme iridescent d’observations et d’associations de pensées suscitées par une courte balade urbaine. Nous demandons à des artistes, à des écrivains et à d’autres participants aux projets de SIGHTINGS d’élaborer pour Promenades une pensée, apparemment éphémère, telle qu’elle aurait pu survenir pendant la réalisation de l’œuvre présentée.
Cette pensée peut prendre la forme d’un parcours commenté, d’une performance, d’un court exposé, d’une lecture. Les seules contraintes formelles sont les suivantes : le rassemblement se fait à l’un des deux lieux, le parcours se termine à l’autre et la Promenade ne dure pas plus de trente minutes.
Promenades est une formule récurrente. Abonnez-vous à notre bulletin électronique, si vous ne l’êtes pas déjà, pour vous tenir informé-e.
Première promenade
Karine Savard
Le mercredi 11 novembre 2015 à 12 h
Plus d’informations sur la promenade ici.
En 1961, l’artiste américain Robert Morris réalise une boîte à l’intérieur de laquelle il insère un enregistrement des sons générés par sa fabrication. Présentée avec la bande sonore de sa construction, l’œuvre Box with the Sound of Its Own Making révèle le processus de production à même l’objet, et remet ainsi en cause la séparation que le système capitaliste tend à maintenir entre les individus, leurs gestes et les produits de leur travail1.
Dans son ouvrage Art Workers: Radical Practice in the Vietnam War Era, l’historienne de l’art Julia Bryan-Wilson contextualise cette œuvre en lien avec l’exposition Robert Morris: Recent Works qui s’est tenue au Whitney Museum of American Art en 19702. Pour cette exposition, Morris a conçu des installations monumentales avec l’aide d’une vaste équipe d’ouvriers, usant de procédés de hasard et d’automatisation afin de relativiser le privilège traditionnel attribué à la main et à l’autorité de l’artiste. Durant le montage par les assistants, l’exposition était accessible au public, ce qui dévoilait la nature collaborative du travail artistique. Faisant écho au climat sociopolitique de l’époque, marqué par plusieurs manifestations contre la guerre du Vietnam et maints soulèvements organisés par des syndicats de professeurs, d’étudiants et de travailleurs, Morris s’est par la suite déclaré en grève contre le système de l’art et a fermé l’exposition quelques semaines avant la fin.
Selon Bryan-Wilson, les efforts déployés par Morris pour transposer des matériaux industriels en objets d’art et pour scénographier le travail physique témoignent, de façon contradictoire, d’une nostalgie de l’ère préindustrielle, ainsi que d’une perte de masculinité associée au travail manuel robuste. L’auteure souligne également certaines ambiguïtés quant au rapprochement établi entre l’artiste et les ouvriers de la construction. Par exemple, dans une suite de photographies qui documente le processus d’installation, on peut voir Morris à la fois dans le rôle de l’ouvrier, affairé à un chariot élévateur ou manipulant une large poutre de bois, et dans celui du contremaître, arborant fièrement un cigare à la bouche.
En prenant comme point de départ l’œuvre Box with the Sound of Its Own Making, ainsi que l’analyse critique de Julia Bryan-Wilson, j’ai exploré ce que pourrait impliquer aujourd’hui le rapport entre l’ouvrier et l’artiste. Avec la collaboration de mon père qui est charpentier-menuisier, j’ai mis en scène une répétition de l’œuvre de Morris en vue de réaliser une vidéo de la construction d’une boîte. Ici, le terme « répétition » est utilisé au sens de la reprise d’une œuvre, mais il désigne également la séance de travail au cours de laquelle des performeurs mettent au point une interprétation. Par cette approche, j’ai cherché à exposer les procédures de tournage et la mise en scène inhérentes au travail artistique.
Lire la suiteSur une bande sonore d’une durée de 60 min, qui a été éditée afin d’accentuer certains passages, on peut entendre un échange au cours duquel mon père et moi nous exerçons à la production future d’une vidéo captant le processus de fabrication d’une boîte. Ensemble, nous observons la documentation liée à l’œuvre Box with the Sound of Its Own Making et discutons de questions soulevées par ce travail. Nous choisissons les différents outils et matériaux nécessaires à la construction de la boîte et débattons de l’esthétique et de la fonction des différents instruments, de la « beauté » de certains gestes et du caractère « antique » des outils mécaniques en comparaison avec l’efficacité des outils électriques. Tandis que mon père décrit les actions, les gestes, les outils et les matériaux requis pour la construction de la boîte (banc de scie, marteau, équerre, clous) et qu’il performe les bruits qui seront occasionnés par ceux-ci, j’évoque les possibilités et les contraintes des technologies employées pour la production d’images (caméra, enregistreuse, bras magique). La relation filiale impliquée dans ce dialogue provoque une certaine intimité qui dément le cliché habituel de l’ouvrier de la construction viril et machiste, et invite à reconsidérer le rapport entre le savoir manuel, lié aux outils, et la connaissance intellectuelle que représente les livres. Le parallèle établi entre l’activité du charpentier-menuisier et celle de l’artiste permet de soulever divers enjeux artistiques actuels, notamment : le partage entre travail manuel et travail intellectuel, l’importance du savoir-faire, de la technè ; le concept de la division du travail et sa reconnaissance dans le système capitaliste ; et l’intervention des jugements esthétiques.
Présentée ici sous forme d’installation, la bande sonore est diffusée dans l’espace public au moyen de haut-parleurs, accompagnée d’une photographie représentant le livre Art Workers posée sur la surface inférieure du cube d’exposition SIGHTINGS. Les composantes visuelle et sonore de cette œuvre peuvent être expérimentées par le visiteur de façon distraite et partielle, ou encore faire l’objet d’une étude plus approfondie qui révèlera les différents niveaux d’information présents dans l’image, ainsi que les différents aspects abordés en ce qui a trait au rapprochement entre l’art et le travail au cours de la conversation. Le contraste entre une consommation rapide de l’image et une proposition qui demande un engagement et une réflexion constitue d’ailleurs un aspect important de la démarche dans laquelle s’inscrit ce projet.
- Helen Molesworth, Work Ethic, Baltimore, The Baltimore Museum of Art; University Park, Penn State University Press, 2003, p. 113.
- Julia Bryan-Wilson, Art Workers : Radical Practice in the Vietnam War Era, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 90.
Karine Savard est artiste et affichiste de cinéma (Incendies, La vie d’Adèle, C.R.A.Z.Y.). Elle poursuit actuellement un doctorat en étude et pratique des arts à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur les représentations du travail, ainsi que sur les collaborations entre l’art et l’industrie (À bientôt J’espère de Chris Marker, Labour in a Single Shot de Harun Farocki, Artist Placement Group). Dans sa pratique artistique, Karine Savard se réapproprie les mécanismes publicitaires de présentation afin de produire des interventions furtives qui s’inscrivent à même le tissu urbain. Récemment, elle a exploré un rapport possible entre le savoir-faire et les outils d’un ouvrier de la construction et les instruments de manipulation de l’image, en regard du passage d’une économie de production industrielle à une économie qui repose désormais sur l’information et la production de services. Elle est récipiendaire d’une bourse du Fonds de recherche du Québec – Société et culture.
L’artiste remercie Katrie Chagnon, Hugues Duguas, Pierre Julien, Stéphane Lebigot, Pavel Pavlov, André Savard, Michèle Thériault, David Tomas, Adam Wanderer, Giulio Wehrli et PRIM.