SIGHTINGS
MESURES
Inauguré en 2012 à l’occasion du 50e anniversaire de la collection permanente de la Galerie Leonard & Bina Ellen, le programme d’expositions satellites SIGHTINGS a été conçu comme une plateforme d’expérimentation et de réflexion critique afin de questionner les possibilités et les limites de l’espace du « cube blanc » moderniste. Ce programme est associé à un module de présentation cubique situé dans un espace public de l’université, que des artistes et des commissaires sont invité.e.s à investir en proposant de nouvelles stratégies de monstration artistique.
La programmation 2020-2021 de SIGHTINGS prend place à l’extérieur des limites du pavillon Hall de Concordia pour se déployer en ligne en réponse aux enjeux du cube dont le format est repensé en un site ouvert et virtuel. Le cycle de projets explorera la notion de mesure – comme un moyen de négociation, de calcul et de représentation de zones intermédiaires insaisissables. La mesure est souvent définie comme un indicateur abstrait ou un ensemble d’actions et de procédures réglementaires conçues et implantées afin de gérer, prévenir ou redresser une situation : avec le temps, les nouvelles mesures deviennent les pratiques standards par défaut. La présente édition de SIGHTINGS considère la mesure comme une façon d’interpréter et de comparer les agents, subtils ou moins subtils, qui imprègnent indistinctement les êtres, les espaces et les choses, qui les lient de façon invisible et régit leurs relations; ce qui détermine la distance et la proximité, l’accès et l’isolement.
Le programme SIGHTINGS est élaboré par Julia Eilers Smith.
HOLOGRAPHIC KI
EXPLORER ICI :
25 mai – septembre 2021
Un projet en ligne de Hanako Hoshimi-Caines déployé en deux temps
Premier lancement : 25 mai 2021
Deuxième lancement : 21 juin 2021
Holographic Ki est un mix-up musical japonais créé en collaboration avec ma mère, avec qui, petite, j’ai regardé la plupart des films de Rodgers et Hammerstein. Ensemble, nous avons choisi « Getting to Know You » de The King and I comme chanson-thème. Le projet se fonde sur le rire, le rythme et l’esthétique intergénérationnels, et comporte des scènes évoquant des haïkus ainsi que des meubles-monstres. L’œuvre se penche sur le processus non linéaire du vieillissement, la fluidité de la posture de « l’hôte » et les figures dérivées de l’ordinaire qui convoquent les ancêtres, réels et imaginaires. Ces figures apparaissent comme des monstres (un monstre est compris comme ayant « des origines multiples ») pouvant se comporter comme des marionnettes. Nous dansons pour eux, ils dansent pour nous. À travers l’agentivité de la relation entre l’humain et le non humain, nous sommes à la recherche d’un point idéal, à la fois irreprésentable et inconnaissable : une planéité, une suspension à la fois horrifiante et béatifique.
Cette œuvre a d’abord été conçue en 2019 en tant que brève performance, alors que la proximité physique était à la fois possible et aisée. Ici, au sein du cube d’expositions virtuelles SIGHTINGS, et dans les circonstances actuelles, nous inventons des manières inédites de nous rassembler autour de performances.
Conversation entre Anne et Hanako
Hanako : Quel rôle la performance joue-t-elle dans ton militantisme ?
Anne : La performance est au cœur de ma vie militante. Je suis une adulte âgée et je suis membre du RECAA (Ressources ethnoculturelles contre l’abus envers les aîné·e·s). Nous sommes des adultes âgé·e·s, ou des aîné·e·s, comme nous nous désignons, issu·e·s des communautés ethniques de Montréal. Nous avons créé RECAA il y a plus de deux décennies afin de rencontrer des personnes du même âge et d’échanger autour des mauvais traitements que subissent les aîné·e·s.
Lire la suiteL’idée est de rompre le silence entourant les abus, individuels comme collectifs. Nous cherchions simplement une manière d’aborder un sujet qui demeure tabou pour de nombreuses personnes âgées affrontant déjà des défis en tant qu’immigrant·e·s, et donc marginalisé·e·s sur le plan de la langue et de la culture. Dans le cadre de notre technique, nous faisons appel à la performance et nous montons de courtes scènes théâtrales muettes qui s’inspirent des ateliers de théâtre-forum d’Augusto Boal. Nous y mettons en scène certaines des réalités que vivent les personnes âgées victimes de maltraitance. Je dois dire aussi que l’autre pan de notre vision/mission est d’œuvrer en faveur d’une culture de respect envers tou·te·s. Ceci se traduit par un soutien mutuel dans les démarches pour obtenir de l’aide, ainsi que par des gestes contribuant à une meilleure qualité de vie.
Au départ, nous étions très gêné·e·s d’interpréter des scènes représentant la peur, la douleur, la colère, la fragilité et le sentiment d’impuissance devant les forces qui gouvernent nos vies. Mais le jeu théâtral a représenté pour nous une aventure enthousiasmante, cathartique et émancipatrice de découverte de soi. Chacune des rencontres avec des aîné·e·s dans le cadre de nos ateliers est une performance unique à laquelle les participant·e·s prennent part en tant que « spect-acteur·trice·s ». Nos acteur·trice·s ne s’expriment pas à voix haute, mais communiquent avec leurs corps et leurs visages.
Hanako : Pourrais-tu raconter la fois où, petite, tu as participé avec ton frère et tes sœurs à une émission de radio, et qu’on vous a demandé comment vous fêtiez Noël en tant que famille japonaise ?
Anne : C’est une histoire amusante. Ma mère était d’origine irlandaise et portugaise, mon père était Japonais. Mes parents se sont rencontrés à Singapour et, à part ma petite sœur née au Japon, les enfants – trois filles et un garçon – sont tous nés à Singapour. C’était dans les années 1950, et nous vivions entre ces deux pays.
Au début des années 1950, Tokyo était sous occupation américaine et il y avait une station de radio états-unienne, Far East Network, Tokyo. Quand j’avais huit ans, mes sœurs, mon frère et moi avons été interviewé·e·s dans le cadre d’une émission sur la fête de Noël au Japon. Comme tu peux l’imaginer, certain·e·s d’entre nous sommes d’apparence asiatique, et d’autres ont un faciès portugais. Nous avons la peau visiblement plus foncée que les Blanc·he·s américain·e·s. Même très jeunes, nous savions très bien que nos coutumes n’étaient pas représentatives de la façon dont les Japonais·e·s célébraient Noël. Nous avons tenté d’en avertir les gens de la radio, mais on nous a simplement fait entrer en ondes. La question était : « Que faites-vous à Noël ? » Alors nous avons répondu honnêtement que d’habitude, nous allions à la messe de minuit, puis nous mangions un repas, avant d’ouvrir les cadeaux. « Et vous mangez quoi ? » Nous avons répondu : « Eh bien, de la dinde, du jambon, des pommes de terre et des choux de Bruxelles. » « Vraiment ? Vous ne mangez rien de… euh… japonais ? » « Jamais à Noël », avons-nous rétorqué. « Et les cadeaux ? » Nous avons dit : « On écrit au père Noël, et il essaie de nous apporter ce qu’il peut chaque année. »
Il y eut un moment de silence, puis : « Merci beaucoup aux enfants de la famille Hoshimi de nous avoir expliqué comment on célèbre Noël au Japon. »
Anne : Et de ton côté, que signifie la performance pour toi ?
Hanako : Ces temps-ci, j’ai des questions et des intérêts très simples en ce qui a trait à la performance, mais qui appellent des réponses démesurément complexes. Pourquoi fait-on de la performance ? Qu’est-ce que la performance ? Comment a-t-elle lieu ? Que fait-on lorsqu’on en fait, et quand en fait-on, exactement ? Qu’est-ce que le quatrième mur ? Avant, je pensais que c’était le contenu de la performance qui en dictait la valeur, mais dernièrement, je me dis que c’est la question de son mécanisme qui constitue l’essentiel. La performance est fondamentalement relationnelle et soulève des questions de lectorat, d’apparition et de disparition : quelles sont les conditions qui font apparaître les choses et les rendent intelligibles, et qui énonce lesdites conditions ? La performance est comme un soubresaut ou une fracture ontologique : c’est une façon de constater que les choses peuvent être différentes de ce à quoi elles ressemblent à première vue. Je pense que nous utilisons toutes les deux la performance comme un mode de connaissance de soi, de l’autre et des contextes sociaux au sein desquels nous évoluons. Et ça, c’est une démarche créatrice.
Anne : Pourrais-tu décrire comment tu es arrivée à la notion de « monstre » ? Quel est son rapport avec notre performance ?
Hanako : Je me reconnais dans la définition du monstre comme un animal aux origines multiples, comme le décrit Ocean Vuong dans Un bref instant de splendeur. Je suis une habitante de première génération de l’Île de la Tortue/Canada et j’ai tant d’origines et d’ethnicités différentes que, comme toi, je viens en fin de compte de nulle part. Les monstres représentent une ode à ces origines hybrides et composites, de même qu’une continuation de cette tradition si singulière qu’a notre famille de déménager la maison au sein même du foyer, de changer la disposition des meubles et l’appartenance des pièces (avec l’accord de tous·te·s). Et Kai, mon fils de sept ans, fait souvent son nid au creux d’un fort ou d’une navette spatiale construits avec des oreillers, des chaises et toutes sortes d’autres morceaux utiles amassés dans la maison.
Les monstres de Holographic Ki sont constitués d’objets provenant de nos deux maisons, dans un processus qui fait voir l’espace à l’intérieur de l’espace, ou l’espace de vie au sein de lui-même. C’est un mélange d’histoire personnelle, de références culturelles et d’éléments du quotidien qui s’introduit dans l’espace de la performance. Dépouillés de leur ordre habituel, tels des bonshommes animés suspendus dans une existence intemporelle, ces meubles-monstres renient le temps linéaire et produisent du sens, tissant des liens avec d’autres dimensions temporelles. Je vois de l’humour et de l’humilité dans cette relation entre la surface et la profondeur. Il y a une théorie qui veut que l’univers soit la projection en trois dimensions d’une image en 2D – en d’autres mots, un hologramme. Nos danses sont très simples et sont vues surtout de face, et nos kimonos sont des dessins en deux dimensions qui se dotent d’une troisième lorsqu’on les enfile. Je trouve dans la planéité des points d’entrée vers des sensibilités non binaires et des enjeux d’authenticité. Le mot Ki, dans le titre, fournit également un élément de sens : c’est un mot japonais passe-partout qui, en principe, veut dire « esprit », mais qui est si couramment employé que sa signification est plus ambiguë. Il désigne « l’éther de l’intention », mais aussi des changements dans les choses quotidiennes et spirituelles. On peut aussi le comprendre comme la reconnaissance de ce qui, en toute chose, est animé. Il veut également dire « arbre ».
Traduction Luba Markovskaia
FermerHanako Hoshimi-Caines est une danseuse, performeuse et organisatrice née et basée à Tiohtià: ke / Montréal. Son travail joue avec le plaisir et la hantise du familier comme stratégies de résistance et de transformation, et s’investit dans la performance à la fois comme quelque chose de mystique et une compétence à apprendre. Hanako a collaboré avec de nombreux·ses artistes de la danse, chorégraphes et compagnies de danse, notamment le Cullberg Ballet à Stockholm. Ses œuvres solos et collaboratives ont été présentées au Canada et à l’international. Son plus récent projet, intitulé Radio III et réalisé en collaboration avec Zoë Poluch et Elisa Harkins, a été présenté en première au MAI (Montréal, arts interculturels) en juin 2019, puis a été montré à Vancouver et à Stockholm. Hanako a obtenu un diplôme avec mention en philosophie occidentale de l’Université Concordia et est actuellement co-commissaire artistique au Centre de Création O Vertigo.
Anne Caines est une travailleuse communautaire et une activiste de longue date. Elle est membre fondatrice et coordinatrice actuelle de RECAA (Ressources ethnoculturelles contre l’abus envers les aîné.e.s), une organisation activiste qui lutte contre la maltraitance des personnes âgées dans les communautés ethnoculturelles. RECAA utilise les techniques théâtrales trouvées dans les ateliers du Théâtre Forum d’Augusto Boal, dans lesquels des scènes d’abus se déroulent en silence afin de surmonter les barrières linguistiques. Avant de travailler pour RECAA, Anne a travaillé avec CAP (Child Assault Prevention) et SAWCC (South Asian Women’s Centre).
Remerciements
J’aimerais remercier mes collaborateur·trice·s : Jade Tong Cuong pour ses conseils artistiques et les costumes, Stephen Quinlan pour la production artistique, Matthew Woodley pour la conception web, Caroline Desilets pour la photographie, Andrew Whiteman pour la musique ainsi que Julia Eilers Smith et l’équipe de la Galerie Leonard & Bina Ellen. Le poème récité par Anne dans une des vidéos est Of Mere Being (1954) de Wallace Stevens.
En réfléchissant, à travers ce projet, aux relations intergénérationnelles et aux origines, j’aimerais souligner, en tant qu’enfant d’immigrant·e·s née sur ce territoire, que l’Île de la Tortue a été une terre d’avenir pour ma famille, mais que ceci s’est produit au détriment des peuples autochtones qui y vivent. Nous sommes immensément reconnaissant·e·s que ce territoire nous accueille, et nous nous engageons à poursuivre notre déconstruction de la vision colonialiste grâce à laquelle nous avons pu nous établir ici.