SIGHTINGS 2022-2024
SEE FEVER
Inauguré en 2012 à l’occasion du 50e anniversaire de la collection permanente de la Galerie Leonard & Bina Ellen, le programme d’expositions satellites SIGHTINGS a été conçu comme une plateforme d’expérimentation et de réflexion critique afin de questionner les possibilités et les limites de l’espace du « cube blanc » moderniste. Ce programme est associé à un module de présentation cubique situé dans un espace public de l’université que des artistes et des commissaires sont invité·e·s à investir en proposant de nouvelles stratégies de monstration artistique.
Cet automne, la Galerie lance un cycle pluriannuel axé sur la thématique SEE FEVER. L’expression renvoie au désir fiévreux de « tout voir », à l’attrait pour les stratégies visant à voir « plus » ou « plus loin » et les contextes offrant un champ de vision élargi et déstabilisant nos mécanismes perceptifs. En écho à cette thématique, le cube SIGHTINGS est appréhendé comme une plateforme d’observation surélevée dont les quatre parois transparentes permettent une vue à angle de 360 degrés. Ainsi, les projets de la programmation s’intéresseront à l’expérience perceptive et psychique du sujet regardant qui dispose d’une vue à grand angle, à la quête de la vue panoramique et de l’horizon fuyant, et aux dispositifs et appareils d’optique permettant d’augmenter, d’améliorer et de désorienter la logique spatiale de la vision.
SIGHTINGS est situé au rez-de-chaussée du Pavillon Hall : 1455, boul. De Maisonneuve Ouest, et est accessible tous les jours de 7 h à 23 h. Le programme est élaboré par Julia Eilers Smith.
SANS TITRE, GALERIE LEONARD & BINA ELLEN
Simon Belleau (n. 1986) est un artiste et un cinéaste basé à Montréal. Il a obtenu une maîtrise en 2015 de la School of the Art Institute of Chicago, où il a été récipiendaire du prix Jacques and Natasha Gelman Fellowship. Belleau a participé à de multiples expositions au Canada, aux États-Unis et en Europe, notamment au Musée d’Art Contemporain de Montréal, à la Fondation Antonio Ratti en Italie et au Sculpture Center à New York. De 2019 à 2021, il était artiste-en-résidence et enseignant invité dans le département sculpture de l’Université Concordia, et il est depuis 2019 l’un des artistes en résidence dans le programme des Ateliers montréalais de la Fonderie Darling. Simon Belleau a été sélectionné pour la résidence de six mois du CALQ au Studio du Québec à Rome en 2023.
Dès que J m’a invité à participer au cycle See Fever de SIGHTINGS, j’ai pressenti que je ne parviendrais pas à résoudre l’ambiguïté qui entoure cet immense podium déposé dans le hall d’entrée de l’édifice Henry F. Hall de l’Université Concordia. Je dois admettre d’entrée de jeu que j’ai horreur des œuvres sur des socles. Ce sont les socles, davantage que les œuvres déposées sur ceux-ci, qui m’embêtent, mais c’est aussi la combinaison des deux qui m’a toujours causé problème.
Il y a des exceptions, certes. Je pense par exemple aux sculptures en plâtre de Cy Twombly en prêt au Art Institute of Chicago que j’ai revues au printemps dernier. Sept sculptures placées sur des socles (sauf une dont la base est le prolongement naturel de l’œuvre) sont disposées à leur tour sur une grande plateforme blanche installée au sol. Un grand puits de lumière au-dessus de l’installation fournit tout l’éclairage nécessaire. La lumière du ciel se reflète sur la plateforme et illumine les sculptures par le bas, ce qui donne l’impression que l’ensemble ne touche pas le sol. Ces éléments rassemblés viennent alléger la lourdeur habituelle que j’associe à la présence de socles dans un espace.
[ ÉDIFICE HENRY F. HALL. CORRIDOR. Intérieur. Jour.
Femme. De dos. Très maigre. Voûtée.
Porte deux sacs d’épicerie dans la main droite. ]
Il m’a fallu quelques mois pour comprendre que mes questionnements sur le cube SIGHTINGS ne pointaient pas dans la bonne direction, et que pour mieux définir le « qu’est-ce? » de l’objet-lieu, je devais d’abord diriger mon regard vers le « où est-ce? » de l’objet-lieu.
En me tournant vers le « où » plutôt que vers le « quoi », j’ai compris que le cube et ce qu’il contient peuvent difficilement faire l’objet d’une attention prolongée de la part des passant·e·s. Le cube, qui est déjà en soit une sculpture, se situe en effet dans un non-lieu[1], un lieu de passage où le regard est fuyant, où les gens fuient. Il est là et nulle part à la fois.
Les sculptures de Twombly à Chicago sont simplement nommées Sans titre suivi du nom de la ville où elles ont été créées (p. ex. Untitled, New York ; Untitled, Rome ; Untitled, Bassano in Teverina ; Untitled, Lexington, etc.).
[ BOULEVARD DE MAISONNEUVE. ARRÊT D’AUTOBUS. Extérieur. Jour.
Un homme met et garde sa main dans la back pocket
du blue-jean de son partenaire. ]
J’ai demandé à J si elle avait déjà vu les sculptures de Twombly au Art Institute. Elle m’a répondu que non, qu’elle avait visité Chicago une seule fois, un après-midi en revenant de San Francisco en auto, et qu’elle était allée à la plage avant de poursuivre sa route.
J’aime penser qu’une œuvre, au-delà d’être définie par sa forme, puisse être définie par l’endroit où elle a été conçue, comme les entrées d’un journal intime ou d’un cahier de notes. Autrement dit, envisager l’œuvre comme archive personnelle de nos mouvements dans le temps. En ce sens, et en suivant la logique de Twombly, l’installation Sans titre, Galerie Leonard & Bina Ellen aurait aussi pu être intitulée Sans titre, corridor du Henry F. Hall Building de l’Université Concordia, ou Sans titre, hall d’entrée du Henry F. Hall building, ou Sans titre, Montréal, etc.
Quand j’ai lu Non-lieux de Marc Augé en 2014, je vivais justement à Chicago et je m’apprêtais à filmer mon projet de maîtrise au 108e et dernier étage de la Willis Tower durant un épisode de brouillard extrême. À cette époque, la Willis Tower (anciennement la Sears Tower) était le plus haut gratte-ciel sur le continent, la tour du One World Trade Center à New York étant encore en chantier.
[ ÉDIFICE HENRY F. HALL. ESCALIERS ROULANTS. Intérieur. Jour.
Une personne agitée. Au téléphone. Buée dans les lunettes. ]
À la fin de l’automne à Chicago, il est facile de prédire les jours où l’on ne pourra apercevoir le sommet des gratte-ciels et où le brouillard couvrira l’horizon. La chaleur du Lac Michigan se libère dans l’air durant la nuit et se condense au contact de l’air froid ambiant. Déjà, à ma première visite à la Willis Tower, toutes les conditions de tournage étaient réunies.
J’ai laissé ma caméra fuir et errer le long des quatre parois vitrées du dernier étage de la Willis Tower engloutie dans l’épais mur de brouillard. Il est parfois curieux de remarquer toute la banalité des intérieurs une fois que les vistas nous sont retirées. La couleur terne de la moquette, l’assortiment du mobilier en cuir et des plantesartificielles. Puis la réalisation soudaine que tout ici est articulé en fonction du désir des visiteur·se·s de regarder au loin et qu’une fois cette possibilité écartée, il ne reste plus rien qu’une banale standardisation de l’environnement, comme un décor de cinéma construit pour n’être vu et filmé que d’un seul côté.
Le montage final de mon projet de maîtrise n’a jamais vu le jour; aucun scénario n’a été écrit. Le film était un échec avant même d’être tourné. Ma seule intention à l’époque était de me rendre au plus haut sommet du continent afin de braquer ma caméra sur ce qui n’est pas possible de voir. Bien que j’y sois parvenu, il n’y a jamais eu de film. Dans l’ascenseur qui me ramenait au premier étage, je me souviens m’être dit que cette expérience serait plus intéressante si elle était racontée par une voix, plutôt que filmée. La voix, dans les films, est un beau compromis devant l’impossibilité de voir (comme les voix qui partent à la recherche d’Anna après sa disparition sur l’île dans le film L’avventura de Michelangelo Antonioni).
Il est étrange aujourd’hui de penser aux concordances entre les deux projets, à savoir l’élaboration d’un film sans mots au sommet d’une tour à Chicago, puis l’ébauche, dans une boîte vitrée panoramique, d’un film sans images.
S
[1] Concept proposé par l’anthropologue Marc Augé dans Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992, 155 p.
Simon Belleau (n. 1986) est un artiste et un cinéaste basé à Montréal. Il a obtenu une maîtrise en 2015 de la School of the Art Institute of Chicago, où il a été récipiendaire du prix Jacques and Natasha Gelman Fellowship. Belleau a participé à de multiples expositions au Canada, aux États-Unis et en Europe, notamment au Musée d’Art Contemporain de Montréal, à la Fondation Antonio Ratti en Italie et au Sculpture Center à New York. De 2019 à 2021, il était artiste-en-résidence et enseignant invité dans le département sculpture de l’Université Concordia, et il est depuis 2019 l’un des artistes en résidence dans le programme des Ateliers montréalais de la Fonderie Darling. Simon Belleau a été sélectionné pour la résidence de six mois du CALQ au Studio du Québec à Rome en 2023.
L’artiste tient à remercier Julia Eilers Smith, Michèle Thériault, Samuel Garrigo Meza, Bernard Schütze, Roby Provost Blanchard, Marie-Eve Dubé et Prompter MTL inc., Fonderie Darling et JLG.