Sarah Greig + Thérèse Mastroiacovo
7 septembre – 19 novembre 2022
Repenser et supposer. Trajectoire d’une exposition
Sarah Greig + Thérèse Mastroiacovo
Commissaire : Michèle Thériault
Traduction : André Lamarre
Produit avec l’appui du Frederick and Mary Kay Lowy Art Education Fund
Cette exposition réunit deux ensembles de travaux de Sarah Greig et de Thérèse Mastroiacovo. Chacune de ces artistes axe sa pratique sur le processus, sur les propriétés matérielles des médiums avec lesquels elle travaille et sur une conception élargie du dessin. Il en résulte des œuvres ouvertes, constituant des séries continues, ainsi que la reprise de projets passés, retravaillés pour produire de nouvelles œuvres. Par conséquent, le temps, en particulier la durée prolongée, représente une dimension essentielle de leurs pratiques respectives. Chez Greig, elle est orientée par ses recherches sur la photographie, par son exploration de la fabrication technique de la caméra et du processus du développement. Chez Mastroiacovo, il s’agit du temps inhérent au travail de transposition d’objets préfabriqués — les couvertures de livres publiés — agrandis dans des dessins au crayon.
Le fait de penser le temps comme matière et expérience conduit aussi à un questionnement sur la problématique du travail des artistes et sur le rythme déterminé par le marché de l’art contemporain. Prenant connaissance des échanges entre la commissaire Michèle Thériault, Greig et Mastroiacovo, vous constaterez que la discussion porte sur la notion de l’intervalle en tant que stratégie critique, conçu comme une brèche, une pause, un ralentissement, autant qu’une posture et un espace. Ainsi que Thériault le souligne, l’exposition aussi constitue un intervalle ou, selon ses termes, une halte. Il s’ensuit qu’une invitation vous est faite, en tant que visiteur ou visiteuse, de consacrer du temps à occuper cet intervalle. Lorsque vous le ferez, observez comment Greig et Mastroiacovo restent fidèles aux concepts qui émergent de leurs pratiques et de leurs choix de matériaux, et comment elles travaillent à les élargir.
Artistes
Sarah Greig détient un baccalauréat en beaux-arts, profil Dessin, de l’Université Nova Scotia College of Art and Design, et une maîtrise en arts plastiques, concentration Arts médiatiques (Open Media) de l’Université Concordia. Depuis plusieurs années, elle crée des œuvres dans des lieux éphémères ou périphériques. L’image étant engendrée à partir d’un élément du site, l’œuvre finale devient une documentation du processus, celui de sa constitution. Cette sorte de démarche se manifeste le plus souvent sous forme photographique mais il s’agit ultimement d’une forme de dessin processuel. L’œuvre est donc façonnée par le dessin lui-même, et ses conditions de production lui donnent sa forme ultérieure. L’expérience de se retrouver dans un lieu donné révèle une autre forme d’espace – à distance et en relation. L’image et l’action entrent dans un rapport réciproque où l’action de l’image et l’action au sens plus large sont enchevêtrées.
Thérèse Mastroiacovo détient un baccalauréat en beaux-arts, profil Sculpture et Photographie de l’Université York, et une maîtrise en arts plastiques, concentration Arts médiatiques (Open Media) de l’Université Concordia. Dans son travail, elle s’intéresse à l’art en tant qu’idée, au processus artistique comme méthodologie et aux rapports précaires qu’entretient l’art avec sa définition même, qui est, à tout moment, soit ouverte, soit à moitié ouverte, soit entrouverte à la reclassification. Se penchant plus particulièrement sur les documents liés à la performance, elle en dégage des systèmes qui s’autoperpétuent, créant un espace de possibles au sein de structures préexistantes. Cette succession de variations sur une constante pose la question du moment où se termine une œuvre, ou encore de la façon dont elle peut se prolonger.
Sarah Greig et Thérèse Mastroiacovo enseignent toutes les deux le dessin. En tant que chargées de, elles œuvrent à la fois au sein de l’université et à l’extérieur de celle-ci. Elles partagent également – entre autres choses – un espace d’atelier, et passent le plus clair de leur temps à discuter dessin et à explorer les nombreuses facettes de cette forme d’art. Elles vivent et travaillent à Montréal.
Commentaires
La commissaire a proposé trois commentaires aux deux artistes auxquels elles ont répondu.
I
DÉROULER UNE BALLE
Michèle Thériault
Prenons l’image d’une balle de fil ou de laine (extensible, avec une capacité d’absorption et de rétention) qui, nous sommes d’accord, ne sera jamais complètement déroulée. C’est ainsi que je vois notre collaboration : un processus continu dans le temps menant vers le lieu de l’exposition, sorte de halte caractérisée par de nouvelles relationalités. Une balle bien dense qui se déroule, mais qui réagit aussi aux actions de traction et de poussée, avec des pauses ici et là. Cela me semble être un bon point de départ — en lieu et place de l’exposition comme point final. Nos chemins se sont croisés pour la première fois il y a longtemps et nous avons fait connaissance au gré de rencontres, de collaborations et de discussions occasionnelles. Le présent échange à l’écrit, entrecoupé de rencontres en personne, de dialogues, de partage de documents, de lectures, de courriels et de textos, est un moyen ou un processus qui nous permet, ensemble, d’explorer plus en profondeur les mécanismes de la collaboration, de la circulation de la pensée, de la relationalité et de la mise en forme d’un projet commun que nous avons intitulé Repenser et supposer. Trajectoire d’une exposition.
Ce projet commun s’est développé discrètement et subrepticement. Il est le fruit d’un long processus où les réflexions s’accumulent, sont remises en question, repensées, modifiées et ajustées au fil des ans par divers évènements expositionnels et performatifs.
Comment m’y prendre pour repenser avec vous ? La dimension temporelle est au cœur de votre travail. Pour Thérèse, il s’agit de prendre ce qui est là — de la documentation d’œuvres d’autres artistes, tous conceptuels, des références de livres — et de re-présenter, de recadrer ce matériel en passant, principalement, par le geste de dessiner. Pour Sarah, il s’agit de trouver un contexte et de laisser — ou faire en sorte que — le passage du temps détermine la forme de l’œuvre au sein ou à partir de ce contexte. Forcément, il y a redistribution du présent — ce qui est là, ce qui était là, est ici maintenant : les dessins de la série Art Now (TM), les images résultant de Picture Transitions (SG). Et ce maintenant se déplace lentement vers le maintenant d’une (de cette) exposition, pour un temps. L’absorption lente et pondérée de référents historiques et d’un contexte spatial et social favorise une forme de recirculation. Le contexte est un agent de changement, qu’il s’agisse d’un espace de bureau vacant (Picture Transition (Corner Office)—SG) ou de l’appropriation de l’œuvre d’un autre artiste (Following Following Piece—TM) ; ou du contexte même des revendications d’actualité (livres et articles qui fournissent les paramètres de l’art d’aujourd’hui, Art Now — TM) ; et, bien sûr, du lieu d’exposition en tant que tel, avec lequel les éléments ci-mentionnés entrent en interaction (la présente Galerie, la Fonderie Darling, le Künstlerhaus Bethanien à Berlin). Vous interrogez toutes les deux l’histoire (ou les histoires) : Thérèse s’intéresse à des œuvres spécifiques du canon de l’art conceptuel et, par le dessin, à son très riche héritage ; tandis que Sarah pratique aussi le dessin, mais sous forme photographique et, plus particulièrement ces dernières années, par le processus analogique du sténopé, une première forme de reproduction photographique. Le principe fondamental qui sous-tend vos processus est une posture (littéralement, la position du corps dans l’espace) pleinement assumée par rapport à la création artistique de notre époque, à ce qu’est la finalité d’une pratique, à la façon dont elle prend forme et ce qui la motive. Vous jetez un regard critique sur le système de l’art, tout en cherchant et en proposant des stratégies pour l’occuper et favoriser un dialogue ouvert et soutenu, selon des fréquences différentes.
[…]
L’intégralité de l’essai peut être lue sur la page de l’exposition et téléchargée dans la section Textes et documents de ce site. Une version imprimée est également disponible en galerie.
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Réagissant au commentaire de la commissaire Michèle Thériault, Greig et Mastroiacovo précisent que leur relation de travail se situe dans l’espace de chevauchement de leurs pratiques. Étant donné leur rapport étroit au dessin conceptuel, la description faite par Greig et Mastroiacovo rappelle le diagramme familier de deux cercles superposés illustrant les différences et les éléments communs de deux ensembles de données.
Imaginez-vous en train de parcourir l’exposition à l’aide d’un tel diagramme et prenez note de quand vous vous trouvez parmi les œuvres de Greig et quand vous vous trouvez parmi celles de Mastroiacovo :
Selon vous, quels sont leurs éléments communs?
Comment décrivez-vous les liens et différences dans leur méthode de travail ?
En tant que visiteur.euse, comment négociez-vous cette chevauchement de deux artistes qui travaillent ensemble étroitement sans être co-autrices des œuvres ?
FermerLes pratiques respectives de Greig et de Mastroiacovo se définissent par une conception élargie du dessin et de la photographie. Axant leurs recherches sur les processus ouverts, Greig et Mastroiacovo approchent l’une et l’autre le dessin et la photographie comme des actes soutenus par une observation précise, la contemplation et la citation. Plutôt que de produire des copies, leurs dessins et leurs photographies créent des analogies. La ressemblance invite alors à la comparaison, à un nouveau regard, à un entraînement de l’œil aux variations et à une orientation de notre attention aux relations entre les choses. En effet, dans ces processus, le transfert d’un médium à l’autre acquiert autant d’importance que la reproduction.
Considérez les dessins et les photographies comme des objets qui accompagnent ou se relient à un autre objet, qu’il s’agisse d’un objet physique, d’un concept ou d’un contexte :
Pouvez-vous identifier à quoi le dessin ou la photographie fait référence ?
Comment décrivez-vous les transformations surviennent lorsqu’elles passent d’un médium à l’autre, par exemple de l’imprimé au dessin ?
De quelles manières Greig et Mastroiacovo font-elles référence à leurs propres pratiques artistiques et à leur position en tant qu’artistes ?
FermerPour réaliser ses photographies, Greig utilise les techniques du sténopé et du photogramme. Grâce à la première, elle fabrique des caméras artisanales doublées d’un papier photosensible qui requiert une longue exposition à la lumière afin de produire une image. Dans le second cas, elle produit des images de silhouettes inversées de ces mêmes caméras, en les positionnant devant de larges feuilles de papier photosensible ou en les écrasant et en les déposant sur le papier avant d’exposer ce dispositif à la lumière. De ces deux processus résultent des impressions uniques et ponctuelles. Dessinant au crayon, Mastroiacovo prolonge le temps consacré aux couvertures de livres. Sur deux plateformes dans la galerie sont disposés les dessins de deux publications : la première consacrée à l’éthique de l’hospitalité et l’autre à des débats universitaires et à des revendications pour l’intersectionnalité. Son livre Unfinished After rassemble d’autres dessins de couvertures de volumes consacrés à l’art contemporain. La couverture même de ce livre reproduit un commentaire sur le dessin, le temps et la constante recherche de la nouveauté.
Pensez au temps, à l’exposition et à la répétition :
Que pensez-vous de ces concepts en jeu dans le travail de Greig et Mastroiacovo ?
Quelles formes de pensée et de vision résultent d’une longue exposition précisément à une idée, à un objet ou une action ?
De quelle manière le corps y participe-t-il?
FermerPartout dans cette exposition, on peut trouver des incitations à commencer à lire, mais non à s’arrêter nécessairement de le faire. Installés sur deux longues plateformes, les dessins de couvertures de livre de Mastroiacovo ne montrent que des titres incomplets. À l’arrière de la galerie, les pages de son livre Unfinished After sont remplies de couvertures de livres. Sur les murs adjacents sont accrochés des dessins extraits de ce même livre, ou de leurs variations, cette fois présentés comme des œuvres encadrées. Dessinées sur du papier quadrillé sont les études préparatoires par Greig d’une partition graphique qui sera interprétée dans la galerie par le quatuor à cordes, Quatuor Bozzini. D’usage courant dans l’industrie du design graphique, le papier utilise une teinte de bleu qui disparaît s’il est photocopié. Ailleurs, les dessins de Greig sur papier, accompagnés de ses photographies, adoptent des caractéristiques didactiques, presque pratiques. De même, les panneaux noirs constituant ses caméras, maintenant exécutés avec des lignes perforées, font preuve de leurs propres qualités illustratives.
Réfléchissez aux invitations à la lecture selon que vous les rencontrez dans l’exposition :
Comment lisez-vous un fragment, une vue élargie ou un texte coupé de son origine?
Pouvez-vous facilement faire la distinction entre l’écriture et le dessin?
Est-ce qu’un dessin technique vous apparaît un objet plus approprié à la lecture qu’un dessin réalisé à main libre?
FermerOeuvres
L’ordre des œuvres correspondant au plan de l’exposition
1. Thérèse Mastroiacovo
ON NOW? CONTEMPLA-, 2022
Dessin à la mine de plomb sur papier et base en fibre de bois
76 x 732 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
2. Thérèse Mastroiacovo
ism reimagined after intersec, 2022
Dessins à la mine de plomb sur papier, bois et tréteaux
112 x 1 341 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
3. Thérèse Mastroiacovo
Unfinished After, 2019
Livre, 126 pages, 60 illustrations en noir et blanc et banc
30 x 24 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
4. Thérèse Mastroiacovo
Art Now (It’s darker than an hour ago. It’s darker than ago, 2005), 2013
De la série Art Now (2005 to present), 2005—
2 dessins à la mine de plomb sur papier
55,9 x 76,2 cm chacun
Avec l’aimable concours de l’artiste
5. Thérèse Mastroiacovo
Art Now, Unfinished After, 2013
De la série Art Now (2005 to present), 2005—
3 dessins à la mine de plomb sur papier
55,9 x 76,2 cm chacun
Avec l’aimable concours de l’artiste
6. Thérèse Mastroiacovo
Art Now, Unfinished After, 2015
De la série Art Now (2005 to present), 2005—
4 dessins à la mine de plomb sur papier
55,9 x 76,2 cm chacun
Avec l’aimable concours de l’artiste
7. Sarah Greig
Working Studies for an Unfixed Form, 2022
6 dessins à la mine de plomb sur papier
34,5 x 28 cm chacun
Avec l’aimable concours de l’artiste
8. Sarah Greig
Study for Graphic Score, 2022
3 dessins à la mine de plomb sur papier
42,5 x 34 cm chacun
Avec l’aimable concours de l’artiste
9. Sarah Greig
Tall View Former Display Camera, 2016, 2022
Tirage contact à partir d’un négatif sur papier, épreuve à la gélatine argentique
160 x 106,68 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
10. Sarah Greig
Test Tall View Former Display Camera, 2016, 2022
Tirage contact à partir d’un négatif sur papier, épreuve à la gélatine argentique
171 x 106,68 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
11. Picture Transition, 2013—
Carton Davey, toile de livres, ruban adhésif, étain, clips, négatifs sur papier épreuves à la gélatine argentique.
Dimensions variées
Avec l’aimable concours de l’artiste
12. Sarah Greig
Long View Study, 2022
De la série Shadows of an Unfixed Form, 2022
4 négatifs sur papier, épreuves à la gélatine argentique
205,5 x 106,68 cm; 225 x 106,68 cm; 225 x 106,68 cm; 205,5 x 106.68 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
13. Sarah Greig
Long View Former Display Camera, 2016, 2022
Tirage contact à partir d’un négatif sur papier, épreuve à la gélatine argentique
153 x 106,68 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
14. Sarah Greig
Short View Study, 2022
De la série Shadows of an Unfixed Form, 2022
2 négatifs sur papier, épreuves à la gélatine argentique
172 x 106,68 cm; 164 x 106,68 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
15. Sarah Greig
Test Camera Study, 2022
De la série Shadows of an Unfixed Form, 2022
Négatif sur papier, épreuve à la gélatine argentique
158 x 106,68 cm
Avec l’aimable concours de l’artiste
Bibliographie
Bellini, Andrea et Sarah Lombardi, dir. Écrire en dessinant. Quand la langue cherche son autre. Milan: Skira, 2020.
Boltanski, Luc et Ève Chiapello. Le Nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 1999.
Cheyronnaud, Jacques, dir. Théories ordinaires. Paris : Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2013.
Chevalier, Catherine et Andreas Fohr, dir. Une anthologie de la revue Texte zur Kunst de 1990 à 1998. Paris : Les Presse du réel, 2011.
Chiapello, Ève. Artistes versus managers : le management culturel face à la critique artiste. Paris : Métailié, 1998.
Compagnon, Antoine. La seconde main ou le travail de la citation. Paris : Éditions du Seuil : 1979.
Damisch, Hubert. L’origine de la perspective. Paris : Flammarion, 1987.
Daston, Lorraine et Peter Galison. Objectivité. Traduit de l’anglais par Sophie Renaut et Hélène Quiniou. Dijon : Les presses de réel, 2012.
Flusser, Vilém. Pour une philosophie de la photo. Paris : Circé, 2014.
Geimer, Peter. Images par accident. Une histoire des surgissements photographiques. Traduit de l’allemand par Gérard Briche, Emmanuel Faure et Anne-Emmanuelle Fournier. Dijon : Les presses de réel, 2018.
Julliard, Julie Enckell. Vers le visible : exposer le dessin contemporain 1964-1980. Paris : Roven, 2015.
Lonzi, Carla. Autoportrait. Dijon : Les presses de réel, 2013.
Méaux, Danièle, dir. Protocole et photographie contemporaine. Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2013.
Nancy, Jean-Luc. Le Plaisir au dessin. Paris : Éditions Galilée, 2009.
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