NOMADE EN SOI-MÊME
La 12e édition du Mois de la Photo à Montréal a pour thème Lucidité. Vues de l’intérieur. Elle réunit des artistes qui tournent en quelque sorte la caméra vers eux-mêmes et proposent une pratique de la photographie conçue comme un processus d’introspection, une occasion de méditation, un mode de conscience, voire un révélateur de l’inconscient. Leur art devient un territoire où toutes les zones de l’expérience humaine, qu’elles soient lumineuses, grises ou sombres, se trouvent minutieusement observées, appréciées, embrassées pour ce qu’elles sont. Leurs travaux se veulent ainsi moins des images exemplaires de la lucidité, que porteurs d’un désir sincère de voir clair dans l’obscurité.
COMMENTAIRE DE LA COMMISSAIRE
Au cours des dix dernières années, Jesper Just est connu pour ses courts métrages sans dialogue qui, mélangeant mélodrame et film noir, mettent en scène des êtres humains dans des relations affectives énigmatiques, relayées par une musique au rôle narratif proéminent. L’artiste présente ces situations amoureuses ambivalentes, réversibles et souvent homo-érotiques, qui forment l’essentiel de son œuvre, en détournant les ressorts dramatiques et les ficelles émotives du cinéma hollywoodien, afin d’en révéler la dimension normative et d’exposer à l’inverse comme un fait normal le spectre complet des relations et des émotions humaines. Dans ses œuvres récentes, plus fréquents sont les personnages seuls, « nomades en eux-mêmes », qui revisitent les thèmes de la confusion des sentiments, de l’ambivalence sexuelle et de la vulnérabilité qui lui sont chers.
L’accueil des mouvements complexes de l’esprit et des motivations souvent contradictoires qui fondent les relations humaines est un exercice essentiel pour qui est à la recherche d’une plus grande conscience. Le modélisant encore et encore par les thèmes qu’ils abordent et par la position de témoin empathique qu’ils appellent de la part du spectateur, les films de Jesper Just constituent ainsi autant de vues de l’intérieur déployant les questions posées par le thème Lucidité.
– Anne-Marie Ninacs
Produit avec l’appui du Frederick and Mary Kay Lowy Art Education Fund.
Commissaire : Anne-Marie Ninacs
Exposition présentée dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal 2011.
L'Artiste
Jesper Just est né en 1974 à Copenhague, où il a étudié à la Royal Danish Academy of Fine Arts. Il vit et travaille à New York. Ses œuvres ont fait l’objet d’une quarantaine d’expositions individuelles, notamment au Tampa Museum of Art (2010), au Museum of Contemporary Art de Détroit (2009), à la Casa Incendida de Madrid (2008), à la Victoria Miro Gallery de Londres (2008), au Miami Art Museum (2007) et à la Ursula Blickle Foundation de Kraichtal, en Allemagne (2007). En 2011 seulement, le centre Baltic au Royaume-Uni, la John Curtin Gallery en Australie, et le MAC/VAL–Musée d’art contemporain de Val-de-Marne en France (2011), recevaient ses films. Ses œuvres font partie de nombreuses collections prestigieuses, dont celles du Museum of Modern Art et du Guggenheim Museum de New York, de la Tate Gallery de Londres et du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean au Luxembourg. Il est représenté par la Galerie Emmanuel Perrotin à Paris.
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A Voyage in Dwelling, 2008
Projection vidéo
Film super 16 mm transféré sur DVD
11 min 11 s, son
A Voyage in Dwelling fait partie d’une trilogie réalisée par Just en 2008, qui comprend aussi les films A Question of Silence et A Room of One’s Own (non présentés). D’abord seule sur une île, l’actrice Benedikte Hansen entre dans sa demeure et parcourt avec des sentiments changeants le lieu qui se transforme sous ses pas en enfilade de corridors jusqu’à ce qu’elle resurgisse sur le pont d’un bateau en haute mer, toujours aussi seule. Ce scénario volontairement ambigu offre une riche métaphore des méandres et profondeurs de la psyché puisque c’est bien en elle-même que la femme d’âge mûr semble voyager et découvrir de nouveaux espaces, affrontant d’une île à l’autre sa solitude existentielle. L’artiste y voit également une image de la transformation de soi : « l’idée reçue veut qu’à la fin de son périple l’homme retourne chez lui et retrouve sa maison et sa femme inchangées. L’expérience de Benedikte, au contraire, est liée au plaisir du déplacement – elle devient nomade en elle-même, et ne revient jamais au statu quo1. »
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- le sentiment d’enfermement que produisent les chambres et les couloirs sans extérieur ;
- les images que vous vous faites de votre espace psychique et de vos profondeurs psychologiques.
1Jesper Just, cité dans le communiqué de presse de l’exposition A Voyage in Dwelling, Londres, Victoria Miro Gallery, mai 2008, http://www.victoria-miro.com/exhibitions/_385/. Dernière consultation: 26 mars 2011 (notre traduction).
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4 min, son
Arrivé à la Royal Danish Academy of Fine Arts pour étudier les arts plastiques et le dessin, Just se met à s’intéresser à la vidéo sous l’influence des vidéastes de talent qui l’entourent (Peter Land, Gitte Villesen, Joachim Koester, Ann Lislegaard, Lisa Strömbeck, etc.). Pour ses toutes premières œuvres, comme No Man Is an Island, il travaille directement dans la rue avec un ou deux acteurs, et scripte des happenings qu’il filme lui-même et qui accueillent les événements inattendus qui se produisent sur le site. Il est remarquable que l’acteur Johannes Lilleøre, dont Just fera un alter ego, et les thèmes de la complexité du désir, de l’émotivité des hommes et des relations intergénérationnelles, qui caractériseront ses œuvres ultérieures, soient déjà tous présents dans cette courte vidéo. L’image de l’île deviendra elle aussi un élément récurrent de son univers, comme on peut le voir dans les œuvres A Voyage in Dwelling et Romantic Delusions. Just l’emprunte au poète anglais John Donne (1572-1631) : « […] toute l’humanité est d’un seul auteur, et en un seul volume […]. Personne n’est une île, entière en elle-même; tout homme est un morceau de continent, une partie du tout. […] la mort de chaque être humain me diminue […]. » (Méditation XVII)
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- le fait que Just confie à ses acteurs des moteurs d’action qu’il ne révèle pas public, contrariant ainsi la narration cinématographique traditionnelle qui nous rend complice des motivations des personnages ;
- l’explication que vous donnez vous-mêmes du comportement de chacun des personnages.
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Projection vidéo
Film super 16 mm transféré sur DVD
8 min 10 s, son
L’inspiration pour Bliss and Heaven provient du film culte de Trent Harris, Beaver Trilogy (2001), dans lequel un adolescent américain obsédé par Olivia Newton John imite la chanteuse lors d’un spectacle amateur. Just déplace cette situation et l’insère au sein d’une relation ambiguë entre deux hommes. Un imposant camionneur invite tacitement un jeune homme dans la remorque de son camion, laissant présager un flirt homosexuel. Bien vite toutefois, on comprend que c’est dans sa plus secrète intimité que le camionneur convie l’autre, la remorque étroite contenant le théâtre de ses émotions. Ici les paroles de Please Don’t Keep Me Waiting, que chante le camionneur déguisé en Newton John, relaient l’absence de dialogue entre les protagonistes et éclaire la nature de leur relation, alors que la musique en traduit l’émotion. « J’utilise les chansons comme un échange d’amour entre les personnages2 », explique l’artiste.
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- la manière dont les productions cinématographiques hollywoodiennes influencent nos attentes quant aux rôles féminin et masculin et aux affects qui leur sont liés.
2 Jesper Just, dans l’entrevue qu’il accorde à RoseLee Goldberg, « Jesper Just », Bomb, no 96, été 2006, http://bombsite.com/issues/96/articles/2837. Dernière consultation : 26 mars 2011 (notre traduction).
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Film 8 mm transféré sur DVD
10 min, 25 s, son
Tourné à Bucarest, en Roumanie, avec des ressources techniques réduites, Romantic Delusions présente, après plusieurs années de production cinématographique sophistiquée, un retour volontaire de la part de Just à la méthode de travail plus improvisée de ses débuts – une manière pour l’artiste de se remettre artistiquement en danger et de résister à la récupération commerciale de ses œuvres. La triple projection a pour personnage principal un hermaphrodite inspiré d’Herculine Barbin, mort par suicide au XIXe siècle, auquel Michel Foucault a consacré un petit ouvrage. Circulant nerveusement dans les rues de la capitale, comme s’il n’y trouvait nulle part sa place, l’homme-femme bascule sans transition dans un univers onirique, se retrouve seul à une fenêtre devant la mer comme à une ultime frontière et achève son parcours dans le palais aux mille chambres de Ceausescu, le plus vaste palais au monde et une excellente métaphore des profondeurs insondables de la psyché, chantant sa souffrance d’une voix de castrat au milieu d’une foule indifférente. « Pour moi, explique Just, ce personnage n’est pas un monstre, il n’est qu’une personne qui éprouve des difficultés3. »
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- combien la triple projection désynchronisée et l’identité trouble d’une Bucarest entre passé communiste dictatorial et américanisation font écho au conflit intérieur du personnage principal ;
- quelles parties de votre propre personnalité demandent à s’exprimer.
3 Jesper Just, cité dans Lilian Davies, « Romantic Delusions », Idoménée, no 3, 3 décembre 2008, p. 276, http://www. galerieperrotin.com/press/Jesper_Just- press-41.html. Dernière consultation : 30 mars 2011 (notre traduction).
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Film 16 mm transféré sur DVD
8 min, son
Dans Some Draughty Window, Just questionne des tabous parmi les plus sensibles de la société actuelle : la mise en valeur du vieillissement, le désir des personnes âgées et l’ambiguïté sexuelle. La lente lévitation du vieil homme-femme, qu’on rencontre échoué sur le carrelage d’une salle de bain au seuil de la mort, agit toutefois comme un mouvement de régénération. Sa danse aérienne entre les arbres a la force symbolique d’une douce célébration des principes féminin-masculin, vie-mort, déclin-renaissance qui font la force dialectique de l’univers sensible.
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- l’effet que produit ce personnage ambigu en regard des héros et héroïnes bien définis que le cinéma grand public et la publicité nous incitent à désirer et dans lesquels ils nous invitent à nous projeter.
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POUR DE PLUS AMPLES RENSEIGNEMENTS
Jesper Just, site internet officiel : www.jesperjust.com
AMSELLEM, Patrick (dir.) (2008). Jesper Just : Romantic Delusions, Brooklyn : Brooklyn Museum.
BAERWALDT, Wayne (2007). Remuer ciel et terre / Crack the Sk y: la Biennale de Montréal 2007, Montréal : Centre international d’art contemporain de Montréal, p. 96-97.
CHADWICK, Whitney (dir.) (2006). Bent : Gender and Sexuality in Contemporary Scandinavian Art: Eija-Liisa Ahtila, Jesper Just, Annika Larsson, Annica Karlsson Rixon, San Francisco : San Francisco State University.
DAVIES, Lilian (2008). Romantic Delusions : Interview with Jesper Just, Idoménée, no 3, p. 274-276.
FRENCH, Christopher (2009). Jesper Just’s Theater of Exclamation Points, Art Papers, vol 33, no 3, p. 30-37.
GOLDBERG, RoseLee (2006). Jesper Just : Interview, Bomb, no 96, p. 38-43.
HIRSCH, Faye (2006). Crying Time : The Films of Jesper Just, Art in America, vol 94 no 2, p. 94-7.
JONES, Ronald (2006). Jesper Just : Love, Desire and Impersonation; Opera, Film and Masculinity, Frieze, no 100, p. 237.
JUST, Jesper (2008). Jesper Just : It Will All End in Tears, Madrid : La Casa Encendida.
VON OLFERS, Sophie (dir.) (2007). Jesper Just : Film Works 2001-2007, Rotterdam : Witte de With, Center for Contemporary Art; Kraichtal : Ursula Blickle Foundation; Ghent : S.M.A.K.
WILLIAMS, Eliza (2008). Jesper Just. Frieze, no 117, p. 205.
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