Cette exposition pose un regard rétrospectif sur le travail de performance / installation de l’artiste montréalais Tim Clark. Elle s’ouvre en 1975 par les photographies de ses débuts et se termine, en 2003, avec une œuvre vidéo, une articulation visuelle du roman Blood Meridian (Méridien de sang), de Cormac McCarthy.
La pratique singulière de Clark, fondée sur la performance, est importante par son interaction avec les limites de l’art, surtout en relation avec la pensée éthique et philosophique. À la fin des années 1970 et dans les années 1980, Tim Clark crée des performances et des installations radicales, implicitement violentes, dans lesquelles il s’adonne à d’intenses mises en lecture de textes variés, pour la plupart de nature philosophique. Dans les années 1990, il travaille à une série de tables qui sont le lieu d’un redéploiement de la performance en relation avec le livre, la lecture et le sujet philosophique.
COMMENTAIRE DU COMMISSAIRE
Tim Clark. Reading the Limits est une occasion de s’interroger sur certaines questions importantes concernant tant l’histoire que l’évolution future de l’art contemporain au Canada. De plus, elle offre un rare aperçu d’un aspect du développement de l’art contemporain au Québec.
Lire la suiteÀ la lumière de la nature du travail de Clark et de son engagement envers les thèmes philosophiques, l’exposition pose la question du rôle de la performance en tant que forme de connaissance à l’université, particulièrement si l’on tient compte de l’histoire radicale et souvent violente de son avant-garde. Comment l’université a-t-elle redéfini la nature de l’art de la performance, étant donné qu’elle a transformé les fonctions sociales de l’artiste et de l’œuvre d’art depuis les années 1960, quand les artistes ont commencé à y recevoir une formation systématique, conforme à une culture fondée sur la spécialisation des disciplines? Cette question suggère le rôle que l’art conceptuel a joué dans l’élaboration d’une relation particulière avec l’un des mandats socials fondamentaux de l’université (la recherche) et avec ses médias privilégiés (l’écriture et le livre), qui sont les véhicules de la consignation et de la diffusion du savoir. Dans les années 1960 et 1970, les artistes utilisaient dans leurs œuvres l’écriture et la connaissance livresque afin de mettre à l’épreuve les limites de l’art, selon sa définition traditionnelle, et de telles stratégies ont également redéfini les rôles sociaux et les pratiques esthétiques des artistes. Les performances de Tim Clark, ses installations sur table et sa récente vidéo long-métrage, renvoient aux fonctions sociales évolutives de l’artiste. De plus, ces œuvres sont représentatives de la façon dont l’art encourage une transformation des formes du savoir, particulièrement dans les cas où les œuvres d’art sont utilisées pour explorer et approfondir notre compréhension de l’art lui-même, du fonctionnement des disciplines qui le composent, de la construction et de la diffusion de la connaissance, et de la capacité du savoir à transformer ce monde où nous vivons et que nous partageons.
Tim Clark. Reading the Limits présente dans sa diversité l’œuvre produite par cet artiste important, quoique peu connu. L’exposition permet aux spectateurs de suivre et de comprendre la nature de l’engagement de Clark, tant dans l’art conceptuel que dans la philosophie, sur une période de trente ans. Ce faisant, les visiteurs sont également confrontés à une problématique de mise en exposition sous-jacente, abordée dans le mode de présentation de l’exposition. Comment présenter des œuvres dont l’éphéméralité laisse peu ou aucune traces visuelles? La conceptualisation et la mise en espace de l’exposition offrent une réponse à cette question.
– David Tomas, commissaire
POUR DE PLUS AMPLES RENSEIGNEMENTS
CLARK, T. (2006). Bruno Dumont, the Sacred, and Our Experience of Violence. Parachute 123 : pp. 94-119.
CLARK, T. (2008). Carter’s Cartesian Paraphrase and “Operational Autonomy”: The Carter-Bostrom Anthropic Principle, the Principle of Mediocrity, and “Being No One . . .” Dans Journal of Evolution & Technology 17 : pp. 59-70.
CLARK, T. (1996). Introduction, Dissemination, and Education : Michel Foucault, “Integrated Intellectuals,” and Writing on the Visual Arts in English Canada. Dans Theory Rules : Art As Theory/Theory and Art. BERLAND, J., W. STRAW, et D. TOMAS, dirs. Toronto : University of Toronto Press, pp. 257-82.
CLARK, T. (1979). Limits in Art. Montréal : Optica.
CLARK, T. (1978). Tim Clark : Notes. Parachute 13 : pp. 40-42.
TOMAS, D. (1993). Tim Clark’s Deipnosophistae : an art of aesthetic vice? Parachute 71 : pp. 24-27.
TOMAS, D., et M. THÉRIAULT, dirs. (2008). Tim Clark. Reading the Limits Œuvres/Works 1975-2003. Montréal : Galerie Leonard & Bina Ellen.
FermerEXPLOREZ
- la lecture, l’installation et la performance, et la façon dont ces éléments interagissent dans l’ œuvre de Tim Clark;
- le rapport qui existe entre le langage et l’action, et les moyens par lesquels ce rapport est exploré;
- l’utilisation de références et l’acte de référencement, et la façon dont ceux-ci s’entrecroisent et divergent;
- l’art en tant que sujet de recherche et l’art dans le contexte de la culture universitaire;
- le film, ses influences sur cette œuvre, et les façons dont sont étudiées ses frontières ou ses limites.
QUELQUES QUESTIONS
- Qu’est-ce que l’historiographie et quels sont les processus par lesquels le savoir historique est transmis dans l’ œuvre de Tim Clark ?
- Comment les mots, les textes et le livre définissent-ils et transmettent-ils les idées et quel est leur rôle, dans le contexte de cette exposition, dans la définition de ce que fait un artiste ?
- En quoi les notions de performance et d’identité performative sont-elles importantes dans cette œuvre ?
- Quels sont les types d’influences philosophiques et artistiques à la base de cette œuvre ? Examinez leur intégration à l’œuvre.
- Quelle est votre expérience sensorielle de cette œuvre ? Quelles sont les références à la violence que l’on retrouve dans cette dernière et en quoi influent-elles sur l’expérience en question ?
POUR DE PLUS AMPLES RENSEIGNEMENTS
À KEMPIS, T. (1906). Of the Imitation of Christ. London : Oxford University Press.
VÉHICULE ART MONTRÉAL INC. (1983). Art Performances au Québec. Montréal : Véhicule Art, Art Montréal.
BATAILLE, G. (2004). Histoire de l’œil. Paris : Gallimard.
Lire la suiteBRINGHURST, R., dir. (1983). Visions : contemporary art in Canada. Vancouver : Douglas & McIntyre.
BRITTON, S., et al. (1980). The 11th Paris Biennale: The Canadians. Parachute 20 : pp. 4-15.
BYG, B. (1995). Landscapes of Resistance. Berkeley : University of California Press.
FIRESTONE, S. (1971). The Dialectic of Sex : the case for feminist revolution. New York : Bantam Books.
GILSON, É. (1948). Héloise et Abelard. Paris : J. Vrin.
KAUFMANN, W. A. (1956). Nietzsche: philosopher, psychologist, antichrist. New York : Meridian Books.
LYON, D. (1968). The Bikeriders. New York : Macmillan.
MEYER, U. (1972). Conceptual Art. New York : Dutton.
MUSÉE D’ART CONTEMPORAIN, MONTRÉAL. (1980). Tendances actuelles au Québec. Montréal : Ministère des affaires culturelles.
SUPPES, P. (1957). Introduction to Logic. Princeton : D. Van Nostrand Co.
RACINE, R. (1978). Festival de performances M.B.A.M. Parachute 13 : pp. 43-47.
VIERECK, P. (1965). Metapolitics the Roots of the Nazi Mind. New York : Capricorn Books.
WARNOCK, M. (1960). Ethics Since 1900. London/New York : Oxford University Press.
WITTGENSTEIN, L. (1958). Philosophical investigations. Oxford : B. Blackwell.
WITTGENSTEIN, L. (1971). Tractatus Logico-Philosophicus. London : Routledge & Kegan Paul.
FermerProduit avec l’appui du Frederick and Mary Kay Lowy Art Education Fund.
Commissaire : David Tomas avec la collaboration de Michèle Thériault et d’Eduardo Ralickas
Exposition produite par la Galerie Leonard & Bina Ellen avec l’appui du Conseil des Arts du Canada.
LES ŒUVRES
Suite de 6 épreuves argentiques
Au début des années 1970, je me suis lassé de la photographie de rue. À cette époque, je travaillais à la bibliothèque de l’Université Concordia. Un jour, alors que je jetais un coup d’œil sur la collection d’ouvrages sur la photographie, je suis tombé sur l’œuvre du photographe américain Aaron Siskind dont les productions majeures ont été réalisées vers la fin des années 1940 et durant les années 1950 et 1960. Comme il était très lié à des gens comme Franz Kline, Adolph Gottlieb et Barnett Newman, son travail a glissé du documentaire vers l’expressionnisme abstrait.
Son œuvre m’a fortement influencé à l’époque. J’allais aussi voir les expositions du Musée des beaux-arts de Montréal et de la galerie Mira Godard qui était la seule galerie commerciale à présenter de l’art contemporain de « qualité ».
Après mes recherches « expressionnistes », j’ai commencé à travailler dans un atelier où je me suis mis à construire des objets et à les photographier avec un appareil photo (4 x 5).
Ces recherches ont abouti à la production d’une petite série de huit photographies noir et blanc (format 30,5 x 38 cm) qui ont été présentées par Bill Ewing dans une exposition collective, dans les premiers locaux occupés par Optica à côté du théâtre Centaur.
En 1976, j’ai entamé à l’Université Concordia une Maîtrise en beaux-arts, en Photographie. C’était un moment crucial pour moi, puisque c’était la première fois que j’étudiais l’art de manière formelle et, surtout, que je faisais partie de la communauté artistique.
C’est ici que s’amorce mon premier contact avec ce que j’appellerais aujourd’hui l’histoire de l’art appliquée. Je veux dire par là que je faisais partie d’une communauté très au courant de l’histoire et des traditions relatives à l’« art ». Jusqu’alors, mes contacts se limitaient à un petit groupe de photographes – des individus qui, pour la plupart, se tenaient à distance des « beaux-arts ». Sur ce point, le fondateur d’Optica, Bill Ewing, dont la galerie avait pour objectif de présenter des travaux qui remettaient en question la photographie « conventionnelle » représentait une exception.
L’un des cours les plus importants que j’ai suivis était un séminaire sur l’art contemporain dispensé par Chantal Pontbriand, qui m’a initié à l’art axé sur la performance et la danse. En dehors des cours, il y a eu mes conversations avec Tony Brown, qui avait suivi un premier cycle au Nova Scotia College of Art and Design (NSCAD). Ce sont d’abord ces discussions et mes lectures qui m’ont mené à l’art conceptuel, qui est le mouvement qui m’a le plus influencé en dehors de l’art de la performance. En particulier, le texte « Art after Philosophy » de Joseph Kosuth. Ce qui était capital, c’est que Kosuth puisait de nombreuses références dans la tradition analytique de la philosophie que j’avais justement étudiée à l’université.
FermerPerformance
Conçue dans le cadre du séminaire de deuxième cycle en photographie, donné par Tom Gibson, Université Concordia
Moniteur, caméra vidéo, flash électronique, chaise, projecteur, bandeau en tissu noir pour les yeux
Cette œuvre a été réalisée pendant mes études. J’étais assis dans une pièce sombre devant un moniteur vidéo sur lequel était fixé une caméra vidéo. Il s’agit d’une séquence en boucle filmée en temps réel avec un flash électronique qui avait été fixé au moyen de ruban adhésif entre mes jambes, avec la tête du flash pointée vers mon visage.
À peu près toutes les trente secondes, je déclenchais manuellement le flash qui surexposait la partie supérieure de mon corps et l’image sur le moniteur durant quelques secondes de sorte que je disparaissais chaque fois dans un éclair de lumière éblouissant.
Fermer18 épreuves chromogènes
Musée canadien de la photographie contemporaine, Ottawa
On notera que c’est dans le cours de photographie de Tom Gibson que j’ai réalisé ma première performance et mon dernier projet en photographie. Celui-ci consistait en une série de photographies couleur (format 41 X 51 cm) d’un mur en bois autonome que j’avais construit au milieu de mon atelier. Ce mur avait servi de support à une série d’interventions que j’avais ensuite photographiées. Cette œuvre est finalement devenue mon projet de fin de cycle présenté en 1978 dans une exposition intitulée Information Series à la galerie Gilles Gheerbrant, rue Crescent. L’ONF a acheté l’ensemble des négatifs et des épreuves de cette série la même année.
Même si la présence du mot « information » dans le titre renvoie clairement à l’art conceptuel, la genèse de l’œuvre est tout aussi redevable au travail réalisé antérieurement dans mon atelier qu’au conceptualisme. Avant toute chose, ce titre est sans aucun doute une référence à la revue Artforum que je lisais à l’époque.
Ce projet s’appuie sur trois types d’intérêts qui convergeaient chez moi. D’abord, il va sans dire que le titre final du projet, Information Series, renvoie directement à ces artistes dont le travail a été hâtivement rangé dans une catégorie qu’on a appelée art conceptuel. Ensuite, cette série était un hommage au rôle crucial que mes lectures de la revue Artforum ont joué dans mon introduction à l’art moderniste. Il faut se rappeler que l’essentiel de mes connaissances sur cette tradition venait de mon travail de préposé au classement des livres dans la bibliothèque de l’université. Lorsque je faisais de la photographie à cette époque, je ne savais vraiment rien du modernisme. Si je parcourais les magazines sur l’art, c’était par pur ennui. Lorsque les gens me demandaient ce que j’entendais par « Information Series », j’avais l’habitude de répondre que c’était un hommage à Artforum!
FermerPerformance
Présentée dans le cadre du Festival art et performance au Musée des beaux-arts de Montréal, 1978
Projecteur de film super-8, projecteur de diapositives 35 mm, miroirs, structure de support en bois
Cette performance suivait la première que j’avais réalisée dans le cours de Tom. Chantal Pontbriand avait mis sur pied un festival d’art et de performance au Musée des beaux-arts qui rassemblait les acteurs principaux de l’art performance canadien. C’était la première performance dans laquelle je décidais de « lire » des textes sélectionnés sur les enjeux qui m’intéressaient.
Je tiens dans une main un projecteur 8 mm et dans l’autre un projecteur de diapositives 35 mm. L’un est dirigé vers un grand miroir incliné à l’extrémité de la pièce, tandis que l’autre projecteur est orienté vers un autre miroir incliné qui est placé à l’autre extrémité de la pièce. Alors que le projecteur 8 mm montre un court film pornographique, l’autre projette des diapositives d’un paragraphe extrait du livre de Bataille (Histoire de l’œil).
Je m’efforçais de lire le texte tout en essayant en même temps de maintenir le projecteur 8 mm tourné vers le miroir qui lui fait face. C’était extrêmement difficile, puisque je devais tourner la tête dans une direction, tout en étant obligé de deviner l’orientation correcte à donner à l’autre projecteur. De plus, au fur et à mesure que je lisais le texte, le poids des deux projecteurs devenait insoutenable. Toutes ces difficultés faisaient partie de la performance.
Dès ma deuxième performance, j’avais décidé que j’intégrerais des installations à ma pratique de la performance. À ce titre, j’ai toujours considéré les installations comme des « performances pour l’auditoire ».
FermerInstallation
Présentée à Optica, Montréal
Deux projecteurs de film 16 mm, écran en bois à double face, publication d’accompagnement intitulée Limits in Art
C’était ma première installation. C’était aussi la première fois que le gant/gantelet de cuir faisait son apparition dans mon travail. L’importance de cette œuvre tient également au fait que mon intérêt pour la philosophie (du langage), l’éthique et l’art se concentre pour la première fois dans un seul projet.
À chaque extrémité de la galerie, j’ai placé un projecteur 16 mm capable de projeter un film en boucle sur les faces opposées d’un écran de bois dressé dans la pièce.
L’un des films en boucle me montrait ganté, en train d’écrire un texte sur une feuille de plastique transparente. Cependant, il était impossible pour le spectateur de lire le texte parce que la caméra et l’opérateur avaient été placés de l’autre côté de la feuille de plastique transparente d’environ quinze mètres qui avait été placée horizontalement entre deux colonnes en bois mesurant environ trois mètres. Pendant que je commençais à écrire de gauche à droite, l’opérateur déplaçait la caméra qui avait été montée sur des rails de façon à accompagner mon mouvement. Comme la caméra se trouvait de l’autre côté de la feuille de plastique, l’écriture se retrouvait filmée à l’envers.
Sur la face opposée de l’écran, l’autre projecteur projetait un film 16 mm en boucle qui consistait en la version imprimée du texte que j’étais en train d’écrire.
Limits in Art a d’abord été un projet de film dans la mesure où j’avais imaginé une longue séquence me montrant en train d’écrire d’un trait de gauche à droite la dernière page de « Limits in Art » sur une feuille de plastique claire. Lorsque le spectateur voyait le film, il ne pouvait pas la lire, étant donné que celle-ci avait été tournée à l’envers. Initialement, j’avais eu l’idée folle de filmer entièrement le contenu du petit livre d’artiste que j’avais écrit (et qui accompagnait l’installation) et intitulé « Limits in Art » et de le projeter sur l’envers de l’image me montrant en train d’écrire. J’y ai renoncé assez rapidement lorsque j’ai réalisé que non seulement ce film allait coûter cher, mais que personne n’allait lire intégralement le livre projeté comme un film. Finalement, j’ai décidé de filmer la dernière page du livre qui est la conclusion.
FermerCommande de Véhicule Art dans le cadre de Art Montréal, Cable TV
J’ai réalisé cette performance en vue de l’intégrer à une série de projets de performances mises organisées par des membres de Véhicule Art à l’intention de la chaîne de télévision montréalaise Cable TV. Véhicule a été la première galerie parallèle de Montréal et l’un des premiers espaces alternatifs canadiens avec A Space à Toronto et Western Front à Vancouver.
Il s’agit d’une œuvre très simple qui a été filmée en vue d’être rediffusée plus tard. Elle s’articule autour de la lecture d’un fragment de l’Imitation de Jésus-Christ rédigée au treizième siècle par le moine allemand Thomas à Kempis. Lu dans le monde entier, cet ouvrage de dévotion proposant le Christ comme modèle est le plus connu après la Bible.
Chacun des artistes impliqués dans le projet avait été convié à enregistrer séparément sa pièce à la chaîne de télévision qui se trouvait à l’époque près de la rue Jean-Talon et du boulevard Décarie. Le studio de la chaîne était très petit. J’ai demandé de ne rien installer et de laisser la scène vide. Un fois que nous étions prêts, je me suis avancé vers les caméras, j’ai enlevé ma chemise et j’ai enfilé mon gantelet de cuir noir; puis, après m’être agenouillé et avoir placé une petite copie du texte devant moi au sol, j’ai levé mon bras droit de façon à couvrir un peu mon visage et j’ai commencé à dire le texte en le hurlant. Quand j’ai eu fini, j’ai ôté mon gantelet de cuir tout en gardant la position agenouillée, puis j’ai quitté la scène. J’ai su plus tard que cette performance avait tellement effrayé le personnel de la station qu’il avait refusé de la diffuser.
C’était la première fois que je me servais du « bras » dans une performance. Je l’ai introduit pour la première fois dans l’installation Limits in Art. Outre les références iconiques à la douleur, la violence, le fascisme, le mal, etc., qui sont plutôt évidentes, la véritable source d’inspiration est le long métrage Dr. Strangelove, de Stanley Kubrick. J’avais vu ce film au moins deux fois à sa sortie durant mon adolescence. Je pense en particulier à la scène où Strangelove (pour lequel Kubrick s’est inspiré du scientifique Werner von Braun, un des nombreux membres de la communauté ex-nazie qui ont travaillé après la guerre au programme spatial américain) explique le principe Doomsday de Herman Kahn, alors que sa main droite, toujours recouverte d’un gant noir, se met à fonctionner indépendamment de son contrôle. Il s’ensuit une scène hilarante où il se met à lutter contre son propre bras pour en prendre le contrôle.
FermerPerformance
Présentée à la Galerie Dove La Tigre, Milan
Gantelet en cuir noir, 18 m de ruban adhésif renforcé noir avec texte déployé sur la face intérieure du ruban, supports en acier noir
Cette performance compte parmi mes préférées. Le livre de Danny Lyon représente pour moi un morceau d’anthologie du travail documentaire. Lyon a passé beaucoup de temps avec le gang des motards Chicago Outlaws. Comme il en était très proche, il a décidé de publier durant les années 1960 la désormais fameuse série photographique qu’il leur a consacrée. C’est une combinaison de photographies et d’entrevues avec les membres du gang qu’il connaissait bien. Le passage que j’ai choisi de lire se rapporte à un certain Cal, originaire du Québec, qui est allé vivre aux Etats-Unis. J’ai choisi son histoire parce que, pendant longtemps, mon frère Christopher — ou « Johnnie » pour ses amis — a longtemps fait partie d’un gang de motards qu’on appelait à cette époque au Québec « The Devil’s Disciples » (un nom anglais même si le gang ne se composait que de francophones). Je les ai plusieurs fois accompagnés dans leurs « équipées ».
La pièce est d’une grande simplicité. J’ai tendu dix-huit mètres de ruban adhésif noir entre deux équerres d’angle noires fixées au mur de la galerie Dove La Tigre à Milan. Les équerres servaient à maintenir entre le ruban et le mur une distance de vingt centimètres. J’ai placé le texte — destiné à être lu sur une ligne continue — sur la face intérieure, donc proche du mur, du ruban. Ma performance consistait à lire le texte de gauche à droite en gardant durant toute la lecture, comme vous pouvez le voir, mon bras ganté de cuir pointé vers ma bouche.
FermerPerformance
Présentée à Mercer Union, Toronto
Gantelet en cuir noir, sangles de cheville en cuir noir, cable métallique, supports en acier, structure en bois, texte
Cette œuvre a été présentée dans le premier espace de Mercer Union, la galerie alternative qui venait d’être inaugurée sur la rue King à Toronto. La première phrase de la prière, « Notre Père qui êtes aux cieux », nous ramène à ce qui est probablement la prière la plus importante et la plus célèbre de toute la chrétienté. Ce projet reposait sur le principe du « renversement des valeurs » proposé par Nietzsche dans son essai sur la tragédie grecque, Naissance de la tragédie. Ma performance prend ouvertement l’apparence « voulue » d’une lecture « satanique » du psaume: je lis la prière tout en étant suspendu la tête vers le bas. Cependant, cet aspect fait doublement référence à l’acte de « renversement » : au sens étroit du terme d’abord, en renvoyant à la liturgie satanique dans laquelle toutes les valeurs de l’expérience chrétienne sont renversées et particulièrement par l’inversion du crucifix. Ensuite, et de manière encore plus cruciale, au sens plus large du terme, selon lequel le vécu humain est entièrement sujet au « renversement des valeurs » — c’est-à-dire que la « tragédie » opère au sens sophocléen selon lequel l’hubris qui marque la ratiocination propre à l’être humain ne peut pas échapper aux limitations intrinsèques de cette expérience humaine. Comme le note C.M.Bowra :
« L’idée centrale de la tragédie sophocléenne est qu’à travers la souffrance un homme apprend la modestie avant les dieux […] Lorsque [les personnages] sont finalement forcés de voir la vérité, nous savons que les dieux sont les plus forts et que les hommes doivent accepter leur propre insignifiance. »
FermerPerformance
- a) Version présentée au Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre du Festival de performances organisé par Parachute : gantelet en cuir noir, projecteur de diapositives 35 mm, marches en bois, texte
b) Version présentée à la Biennale de Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris : gantelet en cuir noir, cadre en aluminium, toile en plastique avec une fente dans le bas de la toile, couteau, texte
Cette œuvre a été créée pour la Biennale de Paris au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, où j’ai représenté le Canada en compagnie de Max Dean, Raymond Gervais, Kim Tomczak et John Greyson, avec Alvin Balkind pour commissaire. Je me suis inspiré d’une lettre que Carl von Clausewitz a envoyée à sa fiancée, la comtesse von Brühl, à l’aube de la bataille d’Iéna dans laquelle Napoléon a écrasé les Prussiens. Deux éléments relatifs à la lettre et à la situation du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris m’intéressaient en particulier. D’une part, le fait que le musée se trouve sur l’avenue d’Iéna et, d’autre part, le fait que la lettre témoigne du désir ardent de Clausewitz de participer à la bataille. Sa lettre exprime de façon simple et naturelle des sentiments totalement en désaccord avec les mentalités et les attentes du public s’apprêtant à voir l’œuvre. Et surtout, à travers l’ouvrage canonique De la guerre qu’il a rédigé, Clausewitz a accompli pour la guerre moderne ce que Machiavel a accompli pour la politique de vie et de gouvernement. Comme il l’a observé, la guerre n’est que le prolongement ou le bras de l’autorité de la politique étrangère de l’état moderne.
J’ai présenté la première version au Musée des beaux-arts de Montréal. Pour la performance, j’ai construit un escalier en bois de dix marches. Sur cet escalier, j’ai projeté la tête et l’épaule d’un personnage d’une photographie de August Sander qui a pour titre Korpsstudent (membre d’un Corps). La performance commençait lorsque je traversais l’assistance, enlevais ma chemise, puis grimpais les escaliers et levais mon bras, comme si je lacérais le visage, et ensuite je lisais la lettre qui était sur le mur.
La version parisienne s’articulait autour d’une structure formée de tubes en aluminium qui, une fois installée au centre de l’espace du Musée, supportait une toile de plastique noir (243 x 304 cm) dont la partie inférieure était fendue sur vingt-cinq centimètres. La performance débute au moment où je m’éloigne du public au milieu duquel j’avais pris place pour me diriger vers le centre, là où se situe la fente pratiquée dans la toile. Tout en me déplaçant, j’ôte ma chemise de façon à exposer le « bras de cuir », puis je m’agenouille devant la toile, je saisis un couteau et je commence à me taillader l’un des poignets. Ensuite, je passe le bras droit à travers la fente de manière à pouvoir saisir la toile par l’autre côté et je me mets à dire d’une voix modérément forte (mais sans hurler) le contenu de la lettre de Clausewitz.
Un Korpsstudent n’est pas une figure militaire. Il s’agit plutôt de quelqu’un qui appartient à l’une des corporations traditionnelles de duellistes qui existent toujours en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Les duels se pratiquent de façon très rapprochée — littéralement face à face — avec des sabres lourds. L’objectif consiste à lacérer le visage de votre adversaire. Il est interdit de bouger ou d’attaquer toute autre partie du corps. Le but n’est pas la mort, mais la production de cicatrices de duels.
Carl von Clausewitz était un général prussien qui a consacré aux innovations politiques et militaires de Napoléon un essai intitulé De la guerre, qui est certainement le livre le moins connu, mais le plus important que le dix-neuvième siècle nous a laissé en héritage. Clausewitz est à l’origine de la doctrine moderne stipulant que la guerre est synonyme de « politique étrangère par d’autres moyens ».
FermerPerformance
Présentée au Musée du Québec, Ville de Québec et au Alberta College of Art, Calgary, Alberta, 1980; Mercer Union, Toronto, 1982
Gantelet en cuir noir, plateform coulissante, escalier miniature en plexiglass blanc supportant un écran en plexiglass blanc, projecteur 16 mm, système à rouleau et câble d’acier, sytème audio
À partir d’un morceau de contreplaqué (121 x 243 cm), j’ai construit une plateforme sur roulettes et j’ai installé sur celle-ci un petit escalier en verre acrylique blanc au sommet duquel se dressait un écran en verre acrylique blanc (20 x 25 cm). Face à ce panneau, j’ai placé à une distance d’environ 90 centimètres un projecteur 16 mm montrant une séquence d’une minute du film La bataille d’Alger de Gilles Pontecorvo. Conçue pour se déplacer sur des roulettes sur une distance d’environ 9 mètres, la plateforme est guidée par un câble en acier tendu au-dessus de la pièce, de telle façon qu’au moment où j’exerce du pied une forte poussée sur la plateforme, celle-ci glisse le long du câble jusqu’à ce que sa course soit arrêtée par une équerre d’angle fixée au sol juste en face des spectateurs.
La performance débute par un extrait musical de Parzifal de Wagner. Vers la fin du morceau qui dure trois minutes, j’allume soudainement le projecteur, puis je pousse fortement avec mon pied sur la plateforme et j’« ordonne » au public de s’avancer pour voir le film. Mais, comme le film ne dure qu’une minute, il n’y a que quelques membres de l’assistance qui ont réussi à voir quelque chose.
FermerInstallation
Presentée au Belgo, Montréal
Espace rectangulaire construit de feuilles de métal, mur autoportant en bois blanc avec une ouverture, deux feuilles de plexiglass transparent avec six panneaux de texte montés sur feuilles de Mylar transparent, projecteur de diapositives 35 mm.
Je suis tombé par hasard sur un éditorial publié par les éditeurs américains de la revue Soldier of Fortune. La revue avait été accusée de servir d’intermédiaire aux tueurs à gage par le truchement de ses petites annonces. La revue a réagi en publiant un éditorial qui défendait leur droit de publier en s’appuyant sur le droit constitutionnel garantissant la liberté d’expression et de presse.
Dans une salle du Belgo, j’ai construit un espace rectangulaire à partir de feuilles de métal mesurant 250 x 305 cm. La salle mesurait environ 6 mètres sur 15 mètres. À l’une de ses extrémités se trouvait la porte d’entrée du couloir du Belgo près de laquelle j’ai installé un projecteur de diapositives 35 mm avec quatre-vingts diapositives du portrait du Korpsstudent. À l’autre extrémité de la pièce, j’ai érigé un mur blanc fait d’un panneau en bois que j’ai placé à environ 36 centimètres du mur arrière en métal. Le projecteur avait été placé d’une façon qui permettait de projeter l’image à l’envers tout en recouvrant complètement le mur. Au centre du mur, j’avais pratiqué une ouverture de 183 centimètres sur 51 centimètres dans laquelle j’avais inséré deux feuilles de plexiglass transparent pour former une fenêtre. Entre les deux feuilles, j’avais placé six panneaux avec du texte montés sur des feuilles de mylar. Chacun des panneaux comportait un fragment de l’éditorial positionné à l’envers.
Lorsque les visiteurs se présentaient, ils me trouvaient dans le couloir du Belgo, assis près de la porte donnant accès à l’installation. Cependant, je ne laissais entrer qu’une personne à la fois. Chacune pénétrait un espace éclairé par le projecteur dont les diapositives du Korpsstudent se succédaient à des intervalles de trois secondes. Une fois entrée, chaque personne avait la possibilité de découvrir le texte et de le lire si elle le souhaitait. Pour y arriver, il fallait aller derrière le mur, se pencher et lire le texte avec la tête renversée vers le bas puisque les diapositives étaient projetées en plein sur leur visage et sur leurs yeux à travers la fenêtre transparente sur laquelle se trouvait le texte.
Une fois qu’on avait terminé la lecture, on était supposé quitter la pièce et me questionner sur la signification de cette œuvre, en particulier sur la manière dont je me positionnais par rapport au contenu du texte. Et ce qui était très important aussi, étant donné qu’on ne prenait conscience du texte qu’après l’avoir lu, on pouvait ou ne pouvait pas avoir pensé qu’au niveau éthique, on était en quelque sorte complice du contenu du texte.
Je n’expliquerai l’œuvre et je ne donnerai mon propre point de vue que si — et seulement si — le spectateur me questionne sur l’œuvre et sur ma position.
FermerPerformance
Présentée dans le cadre de la Série de performances d’artistes, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 1982; OKanada, Akademie der Kunste, Berlin, 1983; au Musée d’art contemporain de Montréal
Plateforme circulaire en plexiglass blanc (diamètre 3 m) en neuf sections, lumières stroboscopiques intégrées, colonne triangulaire noire, chaîne, collier de chien, texte
J’ai construit une plateforme circulaire en verre acrylique d’un diamètre de 3 mètres sur laquelle j’ai installé au centre une colonne noire triangulaire mesurant 274 centimètres de haut. Sous le plexiglass, j’ai placé des lampes stroboscopiques. Tout autour de la plateforme, j’ai apposé sur l’arête un texte intitulé « Lettre I » reproduisant une lettre de Héloïse Fulbert à Pierre Abélard.
La performance débutait lorsque j’ôtais ma chemise et allumais les lumières. Saisissant alors une chaîne de trois mètres soixante de long, je la faisais tournoyer au-dessus de ma tête, puis je l’envoyais d’un mouvement rapide s’enrouler autour de la base de la colonne à laquelle elle restait fixée. Ensuite, après avoir attaché l’autre bout de la chaîne à un collier que je portais à mon cou, je montais sur la plateforme, je me laissais tomber à quatre pattes et je me mettais à lire lentement le texte. Quand j’arrivais à la fin, je hurlais bruyamment à la manière d’un chien.
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Présentée à l’Université d’Ottawa et au Musée d’art contemporain de Montréal
Plateforme en bois, mur autoportant en deux parties avec deux fentes et deux poignées de porte, table et chaise modifiées, projecteur 16 mm, microphone, sytème audio
Ce projet s’inspirait de l’essai du pasteur et philosophe allemand Johann Gottfried Herder intitulé Une autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de l’humanité (1774), en particulier la citation extraite de l’Encheiridion d’Épictète que Herder a choisie pour épigraphe :
« Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais les opinions sur les choses. »
—Epictète, Encheiridion, chapitre 5.1:1-2
Ceci est la dernière de mes performances et probablement la plus complexe que j’ai réalisée.
Comme le montrent les photographies de l’installation, j’avais fait construire au niveau du sol une grande scène plate avec un « mur de portes » vissé au centre de la scène. Le mur consistait en deux portes mesurant 122 centimètres sur 244 centimètres, fixées l’une à côté de l’autre, une porte étant posée droite et l’autre à l’envers. Au centre de chaque porte, il y avait une fente mesurant 5 centimètres sur 20 centimètres.
D’un côté du mur construit, j’ai installé un projecteur 16 mm sur une table en bois étroite à laquelle il a été fixé. J’ai pointé le projecteur, non pas vers les portes, mais en direction d’un des murs de la salle du musée de manière à faire croire au public que le film y serait projeté et non pas sur le « mur » construit. Mais le projecteur était équipé d’un élément optique spécial qui projetait le film à un angle de 90 degrés en direction des portes.
De l’autre côté du « mur », il y avait une vieille chaise d’école en bois vissée au sol qui avait été tournée dans la direction inverse du projecteur. Devant cette chaise, j’ai placé un micro monté sur un pied. D’une durée de six minutes, le film projetait des chutes d’un long métrage britannique. L’une des scènes principales montrait le sauvetage par une brigade spéciale de l’armée britannique — la British Special Arms Services (SAS) — de personnes séquestrées par des terroristes de l’armée républicaine irlandaise (IRA).
Comme dans presque toutes mes performances, je me trouvais dans l’assistance, portant mon « bras de cuir » sous ma chemise. La performance commençait — conformément à ce qui se passait d’habitude — au moment où j’ôtais ma chemise. Ensuite, j’allumais le projecteur et j’ouvrais un grand couteau à cran d’arrêt que je dissimulais sur moi. Puis, je m’asseyais sur la chaise et je me penchais vers l’arrière de façon à ce que ma bouche, qui était légèrement entrouverte, se retrouve dans le champ de projection d’une des séquences de films projetées à travers la fente pratiquée sur l’une des portes. En même temps, je commençais à gratter doucement le microphone avec la pointe du couteau. (Le microphone était placé de telle façon que l’autre partie du film était projetée à travers la deuxième fente sur le microphone et la pointe du couteau). Je restais dans cette position et continuais à gratter le microphone durant toute la séquence de film. La partie finale de la performance consistait à distribuer une feuille aux spectateurs lorsqu’ils pénétraient l’espace de la performance. On pouvait y lire le titre et la première page de l’essai de Herder. Mais j’avais inversé plusieurs lettres de mots choisis au hasard qui se retrouvaient imprimées à l’envers, ce qui en rendait la lecture difficile.
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Presentée au Belgo, Montréal
Table noire de style moderniste fabriquée sur mesure, avec carré découpé au centre, verre, tiges d’aluminium anodisé, miroir et exemplaire de Fichte/Schelling, Correspondance (1794-1802), Paris, PUF, 1991
C’est la première œuvre qui a suivi la fin de ma maîtrise en histoire de l’art. Elle avait un caractère accidentel à de nombreux titres. Alors que je bouquinais dans la librairie Flammarion qui se trouvait sur la rue Laurier, je suis tombé sur une monographie publiée par Épiméthée à Paris, intitulée Fichte/Schelling: Correspondance (1794-1802).
Comme l’œuvre de Johann Gottlieb Fichte et de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling représentent deux contributions majeures aux fondements philosophiques de la modernité, j’ai décidé de concevoir quelque chose en hommage à leur œuvre, à cette histoire et à l’énorme difficulté qu’ils ont dû rencontrer en tentant de se confronter à l’œuvre de Kant.
C’est aussi ici que le principe de difficulté vient se positionner à l’avant-plan dans mon travail. J’ai réalisé qu’il avait toujours fait partie de mon travail, mais ce n’est que lorsque j’ai conçu cette œuvre-ci que je l’ai mis en avant dans l’œuvre elle-même.
Pourquoi le principe de difficulté? Peut-être en raison de l’impact de l’art conceptuel sur moi, en particulier l’œuvre de Kosuth, et de mon amour de la philosophie. C’est difficile à dire. Mais, arrivé à la fin de ma maîtrise en histoire de l’art, je sentais que beaucoup de choses vues et certaines des lectures effectuées durant la rédaction de ma thèse ne parlaient justement que de l’apparence de l’appareil théorique et / ou du statut d’œuvre d’art.
J’ai fait construire une table noire, hypermoderniste au centre de laquelle un espace avait été pratiqué. J’y ai inséré un exemplaire d’une édition de la correspondance entre Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854) et Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), en orientant la couverture du livre vers le bas. Ensuite, j’ai suspendu sous la table et à courte distance du sol un miroir. Chaque barre en aluminium qui tenait le miroir avait été peinte dans une des couleurs primaires du mouvement moderniste De Stijl.
Les spectateurs découvraient que le livre était retourné et, bien qu’ils arrivaient à voir la couverture du livre dans le miroir, ils ne pouvaient pas lire le titre parce qu’il était inversé. Donc, s’ils voulaient lire celui-ci, ils devaient se déplacer sous la table pour regarder. Ce n’est qu’alors qu’ils arrivaient à le lire. Cependant, même à ce stade, cet exercice de compréhension de texte continuait à susciter de la frustration puisque le titre du livre comporte le terme « correspondance » qui assigne immédiatement le contenu du livre au domaine de la discussion privée ayant eu lieu par l’entremise de lettres. Enfin, la frustration augmentait d’autant plus que le titre était la seule chose qu’on pouvait lire étant donné qu’il était impossible de manipuler le livre qui avait été scellé dans la surface de la table. Si on voulait vraiment en savoir plus, il fallait aller ailleurs pour lire le livre. Une manière de dire au spectateur, va travailler pour gagner ta pitance!
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Présentée à la Galerie René Blouin, Montréal
Table fabriquée sur mesure, livre à tirage limité (3)
Cette œuvre marque le moment où j’ai commencé à concevoir ouvertement mes installations comme des « performances pour l’auditoire ». Deipnosophistae est aussi le titre d’un livre écrit au deuxième siècle avant notre ère par l’écrivain grec Athénée, originaire de Naucratis en Égypte. Le titre signifie « Le banquet des érudits ou Les Philosophes au dîner ou Les Gastronomes »
Ce texte constitue une source d’informations très précieuse sur les pratiques cognitives et culturelles des Grecs et des Romains. Construit à la manière des dialogues de Platon, il rapporte une série de longues conversations. Il mentionne aussi le terme grec Pornea, considéré comme l’une des racines du terme moderne « pornographie ». Deux sources datant du 18ème et du 19ème siècle éclairent l’étymologie du mot « pornographie ». L’une d’elles se rapportait au développement et à l’utilisation du terme par des historiens allemands pour désigner les objets « obscènes » retrouvés lors des fouilles de Pompei et Herculanum.
Tout en traitant ostensiblement de l’histoire du terme « pornographie », la véritable source de mon projet était un ouvrage du philosophe juif Baruch Spinoza, Tractatus de intellectus emendatione (Traité de la Réforme de l’Entendement [1662]). Le portfolio placé sur la table dans la galerie commence par une citation extraite d’un ouvrage de Spinoza, dans laquelle il exhorte les futurs savants à respecter les coutumes de la cité/culture dans laquelle ils vivent et travaillent.
Sa recommandation caractérise le problème philosophique de la différence — défini par la présence dans la cité de tout individu qui n’est pas originaire de cette cité, soit l’ « autre », qui doit durant son séjour dans cette cité faire attention à sa personne et à ses opinions ainsi qu’aux habitants autochtones. Spinoza livre ainsi une mise en garde aux personnes qui auraient une opinion contraire aux modalités normatives régissant le milieu dans lequel elles opèrent. Par conséquent, elle doivent essayer de respecter les normes et, en même temps, contrôler leurs propres arguments et articuler prudemment leurs opinions, de manière à ce que l’expression de celles-ci ne vienne pas troubler ou renverser ces normes.
Le mode de présentation ne permettait qu’à deux personnes à la fois de voir l’œuvre. Pour faciliter l’application de cette règle, l’invitation envoyée recommandait aux gens de se présenter sur rendez-vous. Cette règle se justifiait aussi dans la mesure où la galerie voulait s’assurer d’être en bonne position pour informer tout visiteur que le portfolio posé sur la table renfermait des représentations sexuelles explicites, ce qui permettait à chaque personne de décider à l’avance si elle voulait regarder le livre sur la table.
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Presentée à la Galerie René Blouin
Bureau en métal gris de style années 1940, dispositif de présentation en plexiglass transparent et aluminium anodisé bleu, ensemble de cinq tomes d’une édition du XIXe siècle de l’écrivain et botaniste allemand, Adelbert von Chamisso, une première édition de Die unsichtbare Loge (La loge invisible), de Johann Paul Friedrich Richter, chaise avec rallonge en aluminium anodisé bleu fixée à la patte arrière droite.
Bureau en métal gris de style années 1940, dispositif de présentation en plexiglass transparent et aluminium anodisé bleu, ensemble de cinq tomes d’une édition du XIXe siècle de l’écrivain et botaniste allemand, Adelbert von Chamisso, une première édition de Die unsichtbare Loge (La loge invisible), de Johann Paul Friedrich Richter, chaise avec rallonge en aluminium anodisé bleu fixée à la patte arrière droite.
C’est le premier travail dans lequel j’ai fait passer à l’avant-plan mes lectures sur le féminisme, entamées déjà bien avant cette œuvre. J’ai fait construire un dispositif à l’allure très mécanique et précise, destiné à fixer solidement deux œuvres sur un vieux bureau de style des années 1940.
Les deux ensembles de livres sont des éditions originales que j’ai achetées en Allemagne. Celui placé sur la gauche est une collection des œuvres du romancier et botaniste franco-allemand Adalbert von Chamisso (1781-1838) qui doit sa célébrité au roman Peter Schlemihl, qu’il a écrit pour des enfants et qui raconte l’histoire d’un homme qui vend ou se laisse persuader par le diable de vendre son ombre (trope traditionnellement associé à l’âme).
Parmi les livres placés sur la droite, il y a deux volumes de Die unsichtbare Loge. Eine Biographie (La Loge invisible, une biographie), écrit en 1793 par l’écrivain romantique allemand du 18ème siècle Jean-Paul Friedrich Richter et qui traite de la bonne éducation d’un jeune garçon. Richter était influencé par l’œuvre de Rousseau, d’où son choix de s’appeler « Jean-Paul » Richter.
Le féminisme joue un rôle important dans cette œuvre dans la mesure où ces deux écrivains ont promu avec une égale conviction la critique du patriarcat et l’autocritique.
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Présenté à la Galerie René Blouin, Montréal
Boîte rectangulaire formée de six plaques usinées en aluminium noir, plaque d’aluminium anodisé bleu, bloc de verre optique avec dessin gravé d’un buisson, rasoir droit
Cette œuvre est la tentative de produire un objet « vendable » par la « beauté » de son apparence formelle, la précision exquise avec laquelle il a été fabriqué et sa présence matérielle. Sur le plan allégorique et analogique, il appelle un commentaire ironique sur les caractéristiques « génériques » impliquées par le fait d’être un « homme ». J’ai représenté cela de manière très emblématique par l’image de la « plante/buisson » sur la couverture du livre, qui joue avec la notion de « naturel » par opposition à « artificiel », ainsi qu’avec les qualités génériques de la couverture du livre.
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Presentée à la Galerie René Blouin, Montréal
Ensemble de six diptyques, chacun constitué d’une épreuve en noir et blanc encadrée et d’un ensemble de petites épreuves Iris encadrées reproduisant des sections extraites de représentations de peintures de paysage de Nicolas Poussin, autre diptyque à cadre unique, objet composé de deux baïonnettes russes collées ensemble et présenté sur une tablette.
Melancholy of Maleness représente avec le projet vidéo réalisé plus tard, A Reading of Blood Meridian, or the Evening Redness in the West, by the Southern, American Author Cormac McCarthy, la fin de ma production à titre d’artiste. Mais surtout, les deux projets abordent deux enjeux qui se chevauchent dans la plupart de mes œuvres au fil du temps. L’un est ce que Hegel désignait comme la « Critique de l’(auto-)limitation » et l’autre est la question de la « condition mâle ». Depuis les années 1970, ma lecture de la Critique s’est toujours traduite par un travail de filtrage de l’œuvre de Wittgenstein. Je pense en particulier à la déclaration suivante que fait Wittgenstein dans une lettre à son ami l’architecte Paul Engelmannet qui faisait partie de l’installation Limits in Art et a été depuis une influence importante :
« …Nous nous heurtons aux limites du langage. Cette confrontation [anzurennen] n’a pas échappé à Kierkegaard qui l’a décrite de façon tout à fait similaire comme une confrontation au Paradoxe. Cette confrontation aux limites du langage relève de l’Éthique. Selon moi, il est très important que l’on mette fin à toutes ces balivernes à propos de l’éthique, à savoir si c’est une science, si les valeurs existent, si Dieu peut être défini, etc… »
Melancholy of Maleness illustre parfaitement mon propos : ce projet a donné lieu à une exposition qui reflète ma lecture en 1970 de The Dialectic of Sex (1970) de la féministe d’origine canadienne Shulamith Firestone. Cette monographie représente mon premier contact avec le féminisme comme pratique critique et comme une « Critique » centrée sur l’histoire du patriarcat.Tout en admettant la force de son argumentation générale, j’en suis aussi venu à la conclusion que Firestone avait miné ses propres postulats en même temps qu’elle m’avait alors campé dans ce que j’ai appelé (dans le titre de l’exposition à la Galerie René Blouin) comme la Melancholy of Maleness (mélancolie de la condition mâle) —. Par « miner », je veux dire que la critique exercée par Firestone s’était « heurtée au Paradoxe. Cette confrontation aux limites du langage relève de l’Éthique ». En l’occurrence, je sentais que sa critique du patriarcat avait glissé vers un type d’argumentation qui était si féroce qu’il visait à faire le procès de la « la condition mâle » comme une « totalité » sociale et cette tendance me posait problème et me paraissait tragique, tant pour Firestone que pour moi, le lecteur « mâle ».
En lisant le commentaire de Wittgenstein sur Heidegger et Kierkegaard, je remarque que pour lui, être « humain » revient à « se confronter [anzurennen] à une « totalité ». On pourrait désigner ce fait de « se confronter » comme une métaphysique d’(auto-) limitation dans la mesure où en tant qu’êtres éthiques dans-le-monde, nous tendons à nous confronter au monde.
FermerProposition d’installation pour le Musée d’art contemporain de Montréal
Planche our tige en aluminium, plateforme en bronze, plateforme en bouleau, lampes de quartz, chemise, texte
Ce projet était explicitement destiné à tout musée ayant pour mandat la collection et l’exposition d’art contemporain. J’ai d’abord proposé l’ « Installation » au Musée d’art contemporain pour leur salle de projets. Il consistait en une « planche » en aluminium (dont les dimensions étaient 18,29 m x 1,25 cm x 8 cm) parcourant l’espace dans sa longueur. Exactement au centre de sa longueur, sur sa droite, il y avait une chemise posée sur une plateforme. Composée de disques en bronze usinés, cette plateforme devait mesurer 5 x 2,5 x 3,75 cm. Parallèlement à cette plateforme sur l’autre côté de la « planche », il devait y avoir une autre plateforme en bouleau mesurant 130 x 160 cm, recouverte d’un texte imprimé qui a pour titre « Loi », publié à Paris le 28 mars 1792.
L’installation est destinée à être examinée par le spectateur. Par « examiner », je veux dire que je n’ai fourni aucune indication sur la provenance de la « chemise » et que je n’en donnerai jamais à personne. Cette pièce visait à souligner l’extrême évidence du mal et, surtout, à rappeler que toutes les explications modernes de la souffrance, de l’injustice et de la violence sont virtuellement impuissantes. Enfin, étant donné que l’installation présente les signes et l’attirail propres à une certaine pratique artistique moderniste, soit « minimalisme + installation », elle met aussi en avant l’échec de la modernité comme vision utopique du progrès éthico-politique de l’humanité grâce à la croyance énonciative en la bonté inhérente de l’ « humanité » libre qui opère à l’intérieur des contraintes de la « ratiocination » ou du raisonnement humain.
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