SIGHTINGS 2022-2024
SEE FEVER
Inauguré en 2012 à l’occasion du 50e anniversaire de la collection permanente de la Galerie Leonard & Bina Ellen, le programme d’expositions satellites SIGHTINGS a été conçu comme une plateforme d’expérimentation et de réflexion critique afin de questionner les possibilités et les limites de l’espace du « cube blanc » moderniste. Ce programme est associé à un module de présentation cubique situé dans un espace public de l’université que des artistes et des commissaires sont invité·e·s à investir en proposant de nouvelles stratégies de monstration artistique.
Cet automne, la Galerie lance un cycle pluriannuel axé sur la thématique SEE FEVER. L’expression renvoie au désir fiévreux de « tout voir », à l’attrait pour les stratégies visant à voir « plus » ou « plus loin » et les contextes offrant un champ de vision élargi et déstabilisant nos mécanismes perceptifs. En écho à cette thématique, le cube SIGHTINGS est appréhendé comme une plateforme d’observation surélevée dont les quatre parois transparentes permettent une vue à angle de 360 degrés. Ainsi, les projets de la programmation s’intéresseront à l’expérience perceptive et psychique du sujet regardant qui dispose d’une vue à grand angle, à la quête de la vue panoramique et de l’horizon fuyant, et aux dispositifs et appareils d’optique permettant d’augmenter, d’améliorer et de désorienter la logique spatiale de la vision.
SIGHTINGS est situé au rez-de-chaussée du Pavillon Hall : 1455, boul. De Maisonneuve Ouest, et est accessible tous les jours de 7 h à 23 h. Le programme est élaboré par Julia Eilers Smith.
approximativement 760 kg de propriété publique
Du 18 novembre 2024 au 16 février 2025
Un projet de Pedro Barbáchano
Pedro Barbáchano est un artiste et commissaire basé à Montréal. Son travail de recherche et sa pratique photographique abordent l’archéologie spéculative, interrogent les archives historiques et reconfigurent les monuments. Ses publications, installations et expositions ont été présentées en Espagne, en Égypte et au Canada (notamment à Artexte, au Centre Canadien d’Architecture et à The New Gallery). Barbáchano a reçu des distinctions telles que la bourse Roloff Beny et le Prix Gabor Szilasi en photographie, ainsi que le soutien du Conseil des Arts du Canada. Ses œuvres font partie de collections privées au Canada et en Espagne. Il a enseigné à l’Université Concordia et contribue aux programmes publics du Centre Canadien d’Architecture.
L’artiste tient à remercier Julia Eilers Smith, Elias Nafaa, Sébastien Larivière, Adam Simms, Hugues Dugas, Joyce Joumaa, Felipe Romero, Kevin Jung-Hoo Park, Jinyoung Kim, le Centre canadien d’architecture, ainsi que l’équipe de la Galerie Leonard & Bina Ellen.
« [L]es manuscrits arabes, les statues et les autres collections qui ont été faites pour la République de France seront considérés propriété publique et mis à la disposition des généraux de l’armée combinée », peut-on lire à l’article 16 de la capitulation d’Alexandrie[1]. L’acte de reddition, signé en 1801, marque la défaite de l’expédition française en Égypte et force le général Jacques Menou à se plier aux demandes des généraux britannique et ottoman.
Un autre document, datant de 1802 cette fois, dresse la liste des sculptures anciennes « prises[2] » par les forces britanniques à l’armée française. Parmi celles-ci, on retrouve, au huitième point, une stèle de granite noir portant des inscriptions en hiéroglyphes égyptiens, en écriture démotique et en grec ancien, trouvée à Rosette – aujourd’hui connue sous le nom de pierre de Rosette. À l’origine, il s’agit d’un exemplaire parmi plusieurs utilisés pour disséminer un décret royal datant de 196 av. J.-C. qui fait état des négociations du pouvoir entre les chefs du royaume ptolémaïque et les prêtres égyptiens. Redécouverte lors de la campagne d’Égypte de Bonaparte en 1799, la pierre de Rosette est maintenant gardée au British Museum, où elle recueille un important capital touristique et culturel en raison de son rôle déterminant dans le déchiffrement des hiéroglyphes. De nos jours, elle est devenue la figure de proue symbolique des conversations portant sur le rapatriement d’artéfacts détenus dans les collections muséales de l’hémisphère nord.
L’inventaire des sculptures anciennes de 1802 désigne également le général Menou comme l’ancien propriétaire de la pierre. Il a été rapporté que lorsque les Français ont été appelés à céder leurs collections, Menou a refusé de laisser la pierre de Rosette aux mains des Britanniques. Il a alors prétendu que la stèle était sa propriété personnelle[3]. Malgré cette résistance, un officier français a fini par trouver la pierre dissimulée dans les effets personnels de Menou et l’a remise aux Britanniques. Chargé de transporter la stèle jusqu’en Angleterre, le colonel Tomkyns Hilgrove Turner a qualifié la pierre de Rosette de « trophée des armes britanniques – pas pillé à un peuple sans défense, mais acquis honorablement grâce à la fortune de la guerre[4] ». Plus tard, de grandes inscriptions ont été gravées sur les côtés de la pierre, indiquant qu’elle a été « capturée en Égypte par l’armée britannique en 1801 » et « offerte par le roi George III » au musée.
En d’autres termes, la dernière trace écrite du transfert de propriété de la stèle – et le fondement juridique de son acquisition par le British Museum – serait l’article 16 de la capitulation d’Alexandrie. Cette clause donne lieu à une manœuvre légale à double tranchant : elle transfère explicitement tous les artéfacts récoltés par les Français en Égypte aux mains des armées britannique et ottomane, tout en validant de manière rétroactive la revendication de propriété des Français en reconnaissant ceux-ci comme les propriétaires légitimes de ces artéfacts avant la reddition. Le contrat est fallacieux, dissimulant une logique coloniale dans laquelle deux empires rivaux positionnent le droit de propriété comme une dispute entre eux, se légitimant mutuellement tout en éclipsant les droits de la colonie à l’égard de ces mêmes objets. Parmi les signataires de l’acte de reddition, aucun Égyptien.
À l’intérieur du cube, une caisse en bois porte des étiquettes d’expédition désignant le British Museum comme consignataire et identifiant le contenu de la cargaison : une stèle de granite noir d’approximativement 760 kilos. Le contenu de la boîte est entièrement dissimulé. Par conséquent, les inscriptions à l’extérieur de la caisse – descriptifs, poids, matériau, itinéraire – constituent le seul point d’accès. Tout comme l’inventaire des expéditions britanniques, les étiquettes apposées sur la boîte n’offrent que des traces, réduisent son contenu à des archétypes simplifiés. L’ambigüité protège l’objet en diluant sa valeur, en gommant toute signification symbolique ou historique, en effaçant la distinction entre l’original et la reproduction. L’économie institutionnelle que sous-entend le transport de la caisse est, elle aussi, voilée. On ignore si le contenu de la boîte est l’objet d’un prêt, d’une vente, d’un rapatriement, d’une saisie ou d’un pillage.
Au-delà de la pierre, de la caisse et du contrat, les grandes fenêtres du pavillon Hall – où est installé le cube – portent elles aussi des inscriptions. L’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui établit le droit de tous et toutes à une éducation gratuite, apparaît en plusieurs langues, créant un calligramme qui forme le nom de l’université. Toutefois, le texte est actuellement entravé par des planches de contreplaqué installées après que des manifestant·e·s aient fait éclater les vitres. Cette opacité nouvelle masque le cube à la vue des passant·e·s, dans la rue, et transforme les planches en surface où est projeté et ancré le langage figurant sur les différentes faces du cube. Grâce à cette interaction entre matériau et médium, l’installation recadre les bouts de texte de la déclaration, les posant comme une parole d’autorité.
L’installation approximativement 760 kilos de propriété publique invite les passant·e·s à s’interroger sur le langage employé dans l’espace public, les archives historiques ou les étiquettes de transport en tant qu’actes de parole. Remettre en question leur paternité et leurs ambiguïtés sémantiques permet de dévoiler l’incertitude, l’illégitimité et les dynamiques de pouvoir intrinsèques. Le cube devient une caisse de transport translucide, créant une tension entre le contenu caché et les inscriptions qui ornent la surface. La transparence du cube permet au langage de s’y matérialiser et de ricocher dans l’espace public qu’il habite. En plaçant au premier plan les fondements légaux de la circulation du patrimoine, souvent occultés, l’installation offre un cadre de pensée nouveau pour un dialogue collectif sur le rôle épineux des institutions culturelles.
Traduit par Catherine Côté Ostiguy
[1] Robert Thomas Wilson, History of the British Expedition to Egypt, Londres, T. Egerton, 1802, p. 346-353.
[2] Sir Tomkyns Hilgrove Turner, « Rosetta Stone, An account of pieces of ancient sculpture taken by the British forces…from the French », lettre manuscrite, 1802, AES Ar. 312, Département de l’Égypte ancienne et du Soudan, British Museum Images, www.bmimages.com/preview.asp?image=01613798704.
[3] Ernest Alfred Thompson Wallis Budge, The Rosetta Stone, Londres, British Museum, 1913, p. 2.
[4] Richard Parkinson, Cracking Codes: The Rosetta Stone and Decipherment, Oakland, University of California Press, 1999, p. 21-23.
Pedro Barbáchano est un artiste et commissaire basé à Montréal. Son travail de recherche et sa pratique photographique abordent l’archéologie spéculative, interrogent les archives historiques et reconfigurent les monuments. Ses publications, installations et expositions ont été présentées en Espagne, en Égypte et au Canada (notamment à Artexte, au Centre Canadien d’Architecture et à The New Gallery). Barbáchano a reçu des distinctions telles que la bourse Roloff Beny et le Prix Gabor Szilasi en photographie, ainsi que le soutien du Conseil des Arts du Canada. Ses œuvres font partie de collections privées au Canada et en Espagne. Il a enseigné à l’Université Concordia et contribue aux programmes publics du Centre Canadien d’Architecture.
L’artiste tient à remercier Julia Eilers Smith, Elias Nafaa, Sébastien Larivière, Adam Simms, Hugues Dugas, Joyce Joumaa, Felipe Romero, Kevin Jung-Hoo Park, Jinyoung Kim, le Centre canadien d’architecture, ainsi que l’équipe de la Galerie Leonard & Bina Ellen.