Le Livre de l’intranquillité a été rédigé sous la forme d’une suite de fragments interreliés auxquels Fernando Pessoa a travaillé entre 1913 et 1935, année de sa mort. Le manuscrit a été découvert dans une malle abandonnée dans sa petite chambre, malle qui contenait aussi les écrits de toute une vie : poésie, théâtre, philosophie, critique, traduction, théorie linguistique, etc., apparaissant sous différentes formes, tapés à la machine, manuscrits ou dans un griffonnage illisible, en portugais, en anglais et en français. Pessoa a écrit dans des carnets, sur des feuilles volantes, au verso de lettres, de feuillets publicitaires, de factures et dans les marges de ses textes précédents. Le Livre de l’intranquillité a d’abord été publié en portugais en 1982 et plusieurs versions ont été réalisées depuis, divers éditeurs et traducteurs ayant tenté d’assembler le livre de la façon qui leur semblait alors la meilleure.
On sait aussi que Fernando Pessoa lui-même s’est souvent fragmenté en d’autres écrivains qu’il a appelés ses hétéronymes, personnages inventés pour écrire dans différents styles. Parmi ses hétéronymes les plus prolifiques, on trouve Alberto Caeiro, berger, homme simple et peu éduqué qui écrivait néanmoins des poèmes empreints de philosophie et de paganisme; Ricardo Reis, classiciste, monarchiste et médecin, qui écrivait d’une manière austère et cérébrale, et portait une attention particulière à l’usage correct de la langue; et Álvaro de Campos, grand voyageur dont les poèmes exprimaient le fervent désir de faire en soi l’expérience de l’univers. Toutefois, Bernardo Soares, auteur du Livre de l’intranquillité, comptable travaillant sur la Rua dos Douradores à Lisbonne, n’était qu’un semi-hétéronyme, « dans la mesure où sa personnalité », écrit Pessoa dans la dernière année de sa vie, « sans être la mienne, n’en diffère pas réellement, mais en est une simple mutilation. »1
Pessoa avait explicitement prévu compiler ses fragments d’intranquillité en un manuscrit achevé, mais il n’y est jamais arrivé. Selon ses notes, s’il avait terminé le livre de son vivant, il l’aurait publié sous la forme d’un récit plus court, plus cohésif. À l’instar de plusieurs auteurs, il aurait très bien pu biffer quelques-uns des passages les plus provocateurs, sensibles ou révélateurs. Par conséquent, la splendeur fragile du Livre de l’intranquillité, tel que nous le connaissons aujourd’hui, tient en grande partie au fait qu’il ait été assemblé longtemps après sa rédaction et que la procédure d’assemblage reconnaît implicitement la nature inachevée de l’œuvre.
Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie
Il n’y a pas d’autre critère de la vérité que celui de ne pas concorder avec soi-même. L’univers ne concorde pas avec lui-même, parce qu’il passe. La vie ne concorde pas avec elle-même, parce qu’elle meurt. Le paradoxe est la formule typique de la nature. C’est pourquoi toute vérité a une forme paradoxale. 2
– Fernando Pessoa
Lorsque vous pleurez en regardant un film, est-ce que les larmes viennent de vous ou du film ? Question bête, s’il en est, puisque la réponse serait quelque chose comme : un peu des deux. Une autre question possible : si vous refaisiez le film avec des amis non dans le but de l’imiter, mais pour le changer en quelque chose plus près de vous, est-ce que cette nouvelle version vous ferait encore pleurer ?
Lire la suiteL’art et l’émotion ont une relation ancienne et complexe. Avec Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie, PME-ART réécrit Le Livre de l’intranquillité page mélancolique par page mélancolique. On module la tonalité sensible du livre de plusieurs façons subtiles et moins subtiles. Évidemment, selon une vision traditionnelle de la littérature, la réécriture d’un tel classique, si profondément aimé, s’avère presque un sacrilège. Notre intention n’est pas de transgresser quelque règle canonique, mais de voir ce qui arrive si une porte tenue pour verrouillée depuis longtemps s’entrouvre, si des fragments inachevés et abandonnés il y a soixante-dix-neuf ans subissent un traitement espiègle, comme si on les considérait toujours inachevés et qu’on pouvait simplement continuer à y travailler.
Fernando Pessoa était un grand écrivain et il est peu probable que PME-ART puisse assidûment atteindre son éloquence ou sa profondeur. On va donner le meilleur de nous-mêmes, même si là n’est pas la question. On parle d’une écriture plus ludique et plus démocratique, basée sur la collaboration. La virtuosité de Pessoa à transformer ses propres compulsions et doutes en littérature rencontre ici un moment contemporain, en cette année 2014, alors que compulsions et doutes s’expriment de mille façons anciennes et nouvelles : en ligne, dans la fausse téléréalité et dans toutes sortes d’expressions autobiographiques. Qu’est-ce que cela peut faire de réécrire ces fragments aujourd’hui ? Quelles nuances sensibles du début du vingt-et-unième siècle peut-on tisser dans la trame de l’élégie inachevée du vingtième siècle écrite par Pessoa ?
On raconte souvent cette blague : PME-ART réécrit Le Livre de l’intranquillité afin de le rendre un peu plus heureux. Seulement un peu. Et alors, de quel bonheur s’agit-il ? Est-ce l’humeur de l’auteur ou celle du lecteur qui sera ravivée ? Le mot « bonheur » évoque peut-être une Amérique imaginaire dépassée :
« La vie, la liberté et la poursuite du… ». Ce fantasme, au mieux, à la lumière crue de notre écroulement économique et écologique, peut sembler usé à la corde. De temps à autre, une sorte d’effet psychologique inverse apparaît dans les œuvres d’art : une œuvre extrêmement triste nous rend heureux et vice versa. Parfois, la simple expression d’un état considéré comme tabou, par exemple une tristesse ou une apathie extrême, procure au spectateur ou au lecteur une sensation de libération, voire d’exaltation. La mélancolie presque absolue de Pessoa produit un tel effet sur plusieurs lecteurs et il s’ensuit que le bonheur recherché existe déjà entre les lignes, porté par l’affect du texte lui-même.
Le bonheur ajouté que PME-ART recherche pourrait se trouver dans le caractère intrinsèquement inachevé de l’œuvre. Alors que les experts et les traducteurs ont voulu produire une version définitive du Livre de l’intranquillité, on dérive résolument vers l’autre bout du spectre qui va de l’achevé à l’inachevé. (On peut dire que les émotions demeurent toujours inachevées.) Lorsque rien n’est achevé, tout est possible. Du moins pour un temps. Du moins dans une œuvre d’art. Tel est l’un des paradoxes que l’art peut taquiner et évoquer : un travail bien fait est parfois un travail inachevé, qui laisse de la place pour l’avenir. Pessoa n’a jamais achevé son chef-d’œuvre, Le Livre de l’intranquillité, et l’on n’en fera pas plus avec Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie. On peut regarder un fragment et craindre l’échec implicite qu’il représente. Ou l’on peut regarder un fragment et penser : ce n’est que le début.
- Richard Zenith, Introduction, Le livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1999, p. 16.
- Fernando Pessoa, Le chemin du serpent. Paris, Christian Bourgois éditeur, 1991, p. 74.
Textes : Jacob Wren et PME-ART
Traduction : André Lamarre
Révisions : PME-ART
Produit avec l’appui du Frederick and Mary Kay Lowy Art Education Fund.
Sur une invitation de Michèle Thériault
Création et performance de Claudia Fancello, Marie Claire Forté, Nadège Grebmeier Forget, Adam Kinner, Ashlea Watkin et Jacob Wren
Une coproduction de la Galerie Leonard & Bina Ellen et de PME-ART
Présentée en association avec l’Usine C et le Festival actOral (Marseille/Montréal)
Par des performances, des spectacles, des installations, des processus ouverts au public et des recherches théoriques et pratiques, la démarche du groupe interdisciplinaire PME-ART est de continuellement remettre le monde en question et de le commenter, avec la volonté d’être à la fois direct et complexe.
En situation de performance, ils agissent comme eux-mêmes; ils créent des actions, des conditions et des discours exécutés avec une intimité et une familiarité singulières. Cette intimité thématise la séparation entre le performeur et le spectateur, ouvrant ainsi un espace propice à diverses réactions : pensée, tension, réflexion et confusion productive. Dans cet espace, les séquences soigneusement préparées sont présentées de façon ouverte et décontractée, tout en faisant glisser la situation vers l’inattendu, l’improvisé, en lien avec ce que le public peut amener en retour.
Alors que ce type de travail peut avoir l’air fragmenté, aussi fragmenté que la vie que l’on mène, il génère pourtant une expérience profondément humaine qui se fonde sur des réalités aussi élémentaires qu’éphémères : travailler ensemble réellement, composer avec la participation du public et essayer simplement d’imaginer les meilleures solutions possibles.
Depuis 2008, PME-ART a créé les performances Toutes les chansons que j’ai composées (FFT-Düsseldorf, 2012), HOSPITALITÉ 1: le titre change constamment (Studio 303, 2008), HOSPITALITÉ 3: l’individualisme est une erreur (Harbourfront Centre et Usine C, 2008) et HOSPITALITÉ 5: le DJ qui donnait trop d’information (Triennale québécoise, Musée d’art contemporain de Montréal, 2011) et les installations HOSPITALITÉ 2: peu à peu, une vue d’ensemble (Articule, 2010) et Le titre est la question (Mettre en œuvre, Galerie Leonard-et-Bina-Ellen, 2009). Précédemment, le groupe a également créé les spectacles En français comme en anglais, it’s easy to criticize, Le Génie des autres-Unrehearsed Beauty et La famille se crée en copulant.
En seize ans, les projets de PME-ART ont circulé dans plus de quarante villes, au Québec, au Canada, en Europe, au Japon et aux États-Unis. En 2011-2012, PME-ART a été en nomination pour le 27e Grand Prix du Conseil des arts de Montréal. En plus des artistes, le groupe se compose de Jacob Wren et Sylvie Lachance, codirecteurs artistiques, Richard Ducharme, directeur administratif, et Mathieu Chartrand, directeur technique.
PME-ART tient à remercier Dora Garcia, Anne Parisien, Claudine Hubert et OBORO.
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