IGNITION est une exposition annuelle mettant en valeur le travail d’étudiant.e.s terminant leur maîtrise en Studio Arts et au doctorat en Humanities à l’Université Concordia. Cette manifestation est une occasion pour une génération d’artistes en devenir de présenter des oeuvres ambitieuses et interdisciplinaires dans le contexte professionnel d’une galerie au profil national et international. Celle-ci rassemble des oeuvres qui ont une dimension critique, innovatrice et expérimentale menant à une réflexion sur divers médias et pratiques artistiques. IGNITION est d’intérêt pour tous les étudiant.e.s et enseignant.e.s, la communauté artistique et le grand public.
23 avril – 21 mai 2022
Pedro Barbáchano, Snack Witch aka Joni Cheung, Jin Heewoong, Kevin Jung-Hoo Park, Christy Kunitzky, Laurel Rennie, Aman Sandhu et Holly Timpener
Projets sélectionnés par Marie Martraire et Michele Thériault
Les huit artistes exposé·e·s dans le cadre d’IGNITION 17 partagent avec nous leur vécu personnel, leurs réflexions politiques et leurs engagements poétiques autour de réalités qui touchent nos communautés depuis des siècles : les expériences de migration, la non-représentation ou la déformation de nos identités et de nos histoires, les rapports de forces et les biais inconscients. En plus de dénoncer des problèmes de longue date amplifiés par le contexte de la pandémie de COVID-19, leurs installations et leurs œuvres photographiques, textuelles, vidéo ou textiles proposent également des stratégies telles que les actions collectives, la bienveillance radicale et le travail sur soi afin de provoquer des changements structurels, institutionnels et personnels.
Lire la suiteDans la vitrine principale de la galerie, face à l’atrium, l’œuvre textuelle d’Aman Sandhu et les trois dessins accrochés sur le mur intérieur évoquent le racisme structurel qui sévit dans les institutions culturelles et les établissements d’enseignement dans le contexte de l’essor actuel des politiques en matière de diversité, d’équité et d’inclusion. Depuis les manifestations Black Lives Matter de 2020, les universités, les musées et d’autres institutions proposent de plus en plus d’ouvertures de poste, d’expositions et de subventions afin que des personnes racisées viennent diversifier leurs milieux de travail et leurs programmes. Pourtant, ces organismes ne s’attaquent pas forcément à la façon dont ils contribuent au maintien d’une culture de suprémacie blanche. Comme le suggèrent les textes affichés dans les vitrines, « WE’RE HIRING » et « WERE HIRING » (« nous embauchons » et « nous embauchions »), ces tentatives se solderont bientôt par une complaisance, et non par un changement véritable.
Dans la première salle, Holly Timpener et Pedro Barbáchano s’intéressent aux expériences queers du temps et de l’espace, ainsi qu’aux stratégies du care. La performance collaborative de Holly Timpener explore le pouvoir transformateur de l’incarnation collective des temporalités queers, qui exprime la façon dont les personnes queers éprouvent le passage du temps. Quatre interprètes queers vivant à différents endroits sur la planète se sont rassemblées à distance pour donner simultanément une forme tangible ou visible au temps queer, chacune à l’intention de l’autre, dans son environnement physique immédiat. Comme le décrivent les textes écrits à la suite de la prestation, cette pratique à la fois collective et individuelle a donné lieu à un sentiment plus fort de proximité, d’inspiration et de solidarité. Affichées directement en face de l’installation de Timpener, les photographies de Pedro Barbáchano forment une archive d’autoportraits queers, souvent absents des collections muséales. La série d’œuvres dont sont tirées ces images a été réalisée à partir d’autoportraits nus employés comme photos de profil sur différentes applications de rencontres anonymes, telles que Grindr, dans des lieux où être queer est illégal et passible de poursuite. Après avoir recueilli les images, l’artiste en supprime tout marqueur temporel ou distinctif susceptible de dévoiler l’identité des sujets et transforme les nus en des sculptures 3D réalisées dans un style évoquant les sculptures antiques. Il photographie ensuite ces objets contre un arrière-plan neutre, puis expose ces natures mortes de type documentaire, tout en en insérant certaines dans le fonds iconographique de musées locaux. En brouillant ainsi le statut de l’archive et en mettant en cause la fonction de l’institution dans la sauvegarde des histoires queers, les œuvres de Barbáchano agissent comme des vecteurs de savoir et de visibilité pour les corps individuels queers et leurs expériences collectives. Poursuivant une réflexion sur les réécritures de l’histoire, les trois vidéos de Kevin Jung-Hoo Park se penchent sur le rôle du cinéma au sein de l’entreprise coloniale. En effet, les films ont contribué à assurer le soutien à la colonisation dans les métropoles en exploitant la fascination moderne pour les images (en mouvement), perçues comme ayant la capacité de « donner vie à ce qu’elles représentent[1] ». Le cinéma a ainsi favorisé la fabrication et la diffusion de représentations idéalisées des colonies en insistant sur la modernisation promise par la colonisation, conformément à la vision du monde de son public. Chacune des projections donne à voir un montage réalisé à partir d’un film tourné par les frères Lumière en Indochine française (dans l’actuel Vietnam) à la fin du xixe siècle, où chaque plan est maintenu pendant 24 secondes. Dans Truth-Production 24 Seconds A Time (And Every Cut is a Fun Fact): Lumière Actualités (Indochina) #1, les gestes des enfants s’élançant pour ramasser des pièces lancées par deux femmes blanches sont décomposés, ralentis et disséqués. L’intervention rend visible le regard colonialiste en donnant aux spectateur·rice·s le temps d’analyser la distinction binaire et artificielle entre réalisateurs-colonisateurs et sujets observés, envisagés comme « Autres ». En ouvrant une discussion sur la représentation de la réalité et sur le rôle de l’image en mouvement, les œuvres de Park soulèvent des enjeux mémoriels et historiographiques à travers le prisme de la géopolitique, du colonialisme et de la migration.
En se dirigeant vers les salles arrière contiguës, on aperçoit les œuvres de Snack Witch aka Joni Cheung et de Jin Heewoong, qui abordent des expériences de migration, de déplacement et d’appartenance. Face à la réception, Snack Witch aka Joni Cheung présente des épisodes de sa chaîne culinaire YouTube Soba’s Corner: A Chinese-Canadian Cooking Show, qu’elle produit depuis 2020. À première vue, chaque vidéo ressemble à un banal tutoriel pour apprendre à préparer des plats de cuisine fusion chinoise-canadienne inspirés par différentes provinces, tels que l’«Alberta Ginger Beef Rumble » ou le « Montreal Peanut Butter Dumpling ». La cheffe accueille ses abonné·e·s, dispose les ingrédients sur le comptoir et commence à préparer la nourriture, tout en décrivant la recette étape par étape. Pourtant, les sous-titres ne transcrivent pas mot pour mot les instructions de la cheffe. Ils évoquent plutôt les expériences de migration entre différentes cultures envisagées sous l’angle de la nourriture : l’artiste aborde la façon dont on perçoit l’authenticité et l’identité, la création d’un chez-soi, le sentiment de flotter dans un entre-deux, la cuisine comme rituel, etc. Dans la salle qui se trouve directement derrière l’œuvre de Cheung, les installations de Jin Heewoong traduisent visuellement l’impression d’étrangeté et la violence dont s’accompagnent la migration vers un pays étranger et les tentatives de s’acclimater à une culture inconnue. L’artiste entame sa démarche en amassant des objets qui ont été jetés ou abandonnés, ou encore qu’il possède déjà. Il les recycle ensuite en les intégrant dans différentes installations présentant des situations incongrues, voire risquées, qui dévoilent des liens inattendus entre les différents éléments. Une antenne enchevêtrée avec un étendoir décore une table de carton, tandis qu’une échelle à l’équilibre précaire risque de s’effondrer à tout moment. L’expérience du temps et les différents rapports de forces qui se manifestent dans le travail de Jin incarnent les épreuves quotidiennes auxquelles font face les migrants asiatiques vivant en Occident.
Dans la quatrième et dernière salle, Pets, l’installation ambiguë de Christy Kunitzky, est constituée de trois figures enserrées dans des tissus et placées sur un tas de paillis. Cette œuvre aborde des enjeux reliés au capitalisme et au care. D’un côté, les épaisses étoffes semblent protéger les structures, tout comme on recouvre certains arbres, l’hiver, afin d’éviter qu’ils ne gèlent. De l’autre côté, les cordes serrées peuvent aussi être en train d’étrangler les indiscernables silhouettes tout en restreignant leurs mouvements. Cette tension traduit les objectifs contradictoires des systèmes de santé capitalistes et de l’accès conditionnel à des traitements essentiels : les soignant·e·s doivent chercher à guérir leurs patient·e·s tout en maximisant les profits. Au côté de la remise en question des institutions de soins, les courtepointes créées par Laurel Rennie nous enracinent dans le potentiel guérisseur de nos mémoires individuelles. L’artiste conçoit la courtepointe et la couture comme des gestes méditatifs permettant de s’arrêter sur des instants autrement insaisissables et sur le travail que l’on accomplit au cours d’une vie, souvent inconsciemment. Rennie adopte une démarche de fabrication libre et intuitive pour réaliser et réunir des textes, des images et des textures. Comme les symboles représentant des arbres sur l’une de ses œuvres murales, son travail se penche sur les cycles de l’évolution et de la transformation, de l’ordre et de la distorsion, du soin et de la guérison.
Marie Martraire
[1] Tom Gunning, « The Whole World Within Reach », dans Jeffrey Ruoff, dir., Virtual Voyages, Durham, Duke University Press, 2006, p. 25-41, p. 30.
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